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défiance envers monsieur et madame de La Rochaiguë, qu’elle voyait cependant pour la première fois, disait à Herminie que cette enfant de seize ans, que cette sœur qu’elle chérissait sans la connaître, aurait pu être confiée à des personnes plus dignes de sa tutelle. Si ses prévisions ne la trompaient pas, l’affection qu’Herminie espérait inspirer à sa sœur pourrait donc avoir sur celle-ci une influence doublement salutaire.

Est-il besoin de dire que, malgré la gêne, la pénurie extrême où elle se trouvait, il ne vint pas un moment à la pensée d’Herminie de comparer l’opulence presque fabuleuse dont allait jouir sa jeune sœur, à sa condition à elle, pauvre artiste, exposée à tous les hasards de la maladie et de la pauvreté.

Les caractères généreux et fiers ont des rayonnemens si chaleureux, qu’ils fondent parfois les glaces de l’égoïsme : ainsi, dans la scène précédente, la dignité d’Herminie, la grâce exquise et naturelle de ses manières, avaient inspiré tant d’intérêt, imposé tant de considération à monsieur et à madame de La Rochaiguë, personnages cependant peu sympathiques, qu’ils s’étaient empressés de faire à la jeune fille l’offre dont elle se trouvait si heureuse.

La baronne, le baron et sa sœur, restés seuls après le départ d’Herminie, se retirèrent chez eux afin d’avoir une conférence importante au sujet de la prochaine arrivée d’Ernestine de Beaumesnil.


XIV.


Lorsque madame de La Rochaiguë, son mari et sa sœur, furent réunis dans un salon du second étage, Héléna de La Rochaiguë qui, depuis la venue d’Herminie, avait semblé pensive, dit à la baronne d’une voix douce et lente :

— Je crois, ma sœur, que vous avez eu tort de prendre cette musicienne comme maîtresse de piano pour Ernestine de Beaumesnil.

— Tort ? et pourquoi ? — demanda la baronne.

— Cette jeune fille paraît Orgueilleuse, — répondit Héléna avec la même placidité ; — avez-vous remarqué avec quelle surprenante hauteur elle a rendu ce billet de cinq cents francs, quoique l’usure de ses vêtemens prouvât suffisamment que cette somme lui aurait été nécessaire ?

— C’est justement cela qui m’a touchée, — reprit madame de La Rochaiguë ; — il y avait quelque chose de si intéressant dans cet orgueilleux refus d’une personne pauvre… il y avait tant de dignité naturelle dans ses manières, que j’ai été pour ainsi dire amenée malgré moi à lui faire l’offre que vous blâmez, ma chère sœur.

L’orgueil n’est jamais intéressant, c’est le plus damnable des sept péchés capitaux, — reprit mielleusement Héléna ; — l’orgueil est le contraire de l’humilité chrétienne, sans laquelle il n’y a pas de salut, — ajouta-t-elle, — et je crains que l’influence de cette jeune fille ne soit pernicieuse à Ernestine de Beaumesnil.

Madame de La Rochaiguë sourit imperceptiblement en regardant son mari ; celui-ci répondit par un léger haussement d’épaules qui montrait assez le peu de cas que tous deux faisaient des observations d’Héléna.

Depuis longtemps habitués à considérer la dévote comme une personne parfaitement nulle, le baron et sa femme ne supposaient pas que cette vieille fille, d’une inaltérable douceur, d’un esprit borné, et qui ne disait pas vingt paroles en un jour, pût concevoir une idée en dehors de la pratique de ses habitudes de sacristie.

— Nous ferons notre profit de votre observation, ma chère sœur, — dit la baronne à Héléna. — Après tout, nous n’avons qu’un engagement insignifiant avec cette demoiselle. D’ailleurs, votre observation nous conduit tout naturellement à l’objet de cet entretien…

Aussitôt le baron se leva, retourna prestement sa chaise afin de pouvoir s’appuyer sur son dossier, et donner ainsi toute l’ampleur convenable à ses gestes oratoires et à ses attitudes parlementaires. Déjà, mettant la main gauche sous le revers de son habit et balançant son bras droit, il s’apprêtait à parler, lorsque sa femme lui dit :

— Monsieur de La Rochaiguë, pardon, mais… vous allez me faire la grâce de laisser votre chaise tranquille et de vous asseoir… Vous voudrez bien dire votre opinion sans vous mettre en frais d’éloquence… causons tout simplement, ne pérorons pas… conservez votre puissance oratoire pour la tribune, où vous arriverez infailliblement, mais aujourd’hui résignez-vous à parler tout bonnement comme un homme de beaucoup de tact et de beaucoup d’esprit… sinon… je vous interromps à chaque instant.

Le baron connaissait par expérience l’horreur profonde de sa femme pour ses speech : il retourna donc piteusement sa chaise et se rassit, en soupirant.

La baronne prit la parole.

— Ernestine arrive ce soir… convenons donc de nos faits…

— C’est indispensable, — dit le baron, — tout dépend de notre bon accord… il faut que nous ayons les uns dans les autres la confiance la plus aveugle… la plus entière… la plus absolue !

— Sans cela, — reprit la baronne, — nous perdrons tous les avantages que nous devons attendre de cette tutelle.

— Car enfin, — dit le baron, — l’on n’est pas tuteur pour son plaisir.

— Il faut au contraire que cette tutelle ne nous rapporte que plaisir et profit, — reprit la baronne.

— C’est ce que je voulais dire, — riposta son mari.

— Je n’en doute pas, — répondit la baronne, et elle ajouta : — Posons d’abord bien en fait, qu’en ce qui touche Ernestine, nous n’agirons jamais isolément.

— Adopté, — dit le baron.

— C’est juste, — dit Héléna.

— Comme depuis longtemps nous avions absolument rompu avec la comtesse de Beaumesnil, dont le caractère m’a toujours été antipathique et insupportable, — reprit madame de La Rochaiguë, — nous n’avons pas la moindre donnée sur les sentimens d’Ernestine… Mais heureusement elle n’a pas seize ans, et en deux jours nous l’aurons pénétrée à fond… traversée à jour…

— Quant à cela, fiez-vous à ma sagacité, — dit le baron d’un air machiavélique.

— Je me fierai sans doute à votre pénétration, mais aussi un peu à la mienne, si vous le permettez, — répondit la baronne. — Du reste, quel que soit le caractère d’Ernestine, nous n’avons rien à changer à nos dispositions. La combler d’attentions, de prévenances, aller au devant de ses moindres désirs, épier, deviner ses goûts, les flatter, l’aduler, l’enchanter, nous en faire, en un mot, chérir, adorer… voilà où il faut en arriver… c’est le but… Quant aux moyens, nous les trouverons dans la connaissance des habitudes et des sentimens d’Ernestine.

— Voici comment je résume la question… — dit le baron en se levant avec solennité. — Et d’abord… je pose en fait que…

Mais à un regard de sa femme, le baron se rassit aussitôt, et continua modestement :

— Il faut qu’en un mot, Ernestine ne pense, ne voie, n’agisse que par nous, voilà l’important.

— « La fin… justifie les moyens, » — ajouta pieusement Héléna.

— Nous avons d’ailleurs parfaitement engagé la partie, — reprit la baronne. — Ernestine nous saura infailliblement bon gré de nous être retirés au second pour lui abandonner le premier étage de l’hôtel, qui a coûté près de cinquante mille écus à restaurer, à dorer et à meubler pour son usage.

— Dorures, meubles et restaurations qui nous resteront,