Page:Sue - Les Sept Péchés capitaux, 1852.djvu/78

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de Ravil, — reprit vivement M. de La Rochaiguë, — et vous aurez la rare et bonne fortune, ma chère pupille, — ajouta-t-il, — de tomber justement un jour où doit parler M. de Mornand. C’est une faveur du sort.

» Nous hâtâmes le pas pour gagner le palais du Luxembourg.

» Au moment où nous sortions des quinconces, j’ai vu de loin M. de Maillefort, qui semblait nous suivre… Cela m’a surprise et inquiétée… — Comment ce méchant homme se rencontre-t-il presque toujours sur nos pas ? — me suis-je dit ; — qui donc pouvait ainsi l’instruire de nos projets ?

» La tribune diplomatique, où nous avons pris place, était déjà remplie de femmes très élégantes ; je me suis assise sur l’une des dernières banquettes, entre mon tuteur et M. de Ravil.

» Celui-ci ayant entendu quelqu’un dire à côté de nous qu’un célèbre orateur (il ne s’agissait pas de M. de Mornand) devait aussi parler dans cette séance, M. de Ravil a répondu qu’il n’y avait pas d’autre orateur célèbre que M. de Mornand, et que cette foule n’était venue que pour l’entendre. Presque aussitôt, celui-ci est monté à la tribune, et l’on a fait un grand silence.

» J’étais incapable de juger et, en grande partie, de comprendre le discours de M. de Mornand ; il s’agissait de sujets auxquels je suis tout à fait étrangère ; mais j’ai été frappée de la fin de ce discours, dans lequel il a parlé avec une chaleureuse compassion du triste sort des familles de pêcheurs, attendant sur le rivage un père, un fils, un époux, au moment où la tempête s’élève.

» Le hasard voulut que M. de Mornand, en prononçant ces touchantes paroles, se tournât du côté de notre tribune ; sa figure imposante me parut émue d’une profonde commisération pour le sort des infortunés dont il paraissait prendre la défense.

» — ! Il est admirable, — dit à demi-voix M. de Ravil en essuyant ses yeux, car il semblait vivement ému.

» — M. de Mornand est sublime ! ! — s’écria mon tuteur, il suffit de son discours pour faire améliorer le sort de mille familles de pêcheurs.

» D’assez nombreux applaudissemens accueillirent la fin du discours de M. de Mornand ; il allait quitter la tribune lorsqu’un autre pair de France, d’une figure maligne et caustique, dit de sa place d’un air railleur :

» — Je demande à la chambre la permission de poser une simple question à M. le comte de Mornand avant qu’il ne descende de cette tribune… et que sa généreuse et soudaine compassion… pour les pêcheurs de morue ne soit conséquemment évaporée…

» — Si vous m’en croyez, monsieur le baron, — dit aussitôt M. de Ravil à mon tuteur, — nous quitterons tout de suite la tribune, de peur de la foule : M. de Mornand a parlé, tout le monde va vouloir s’en aller, car il n’y a plus rien d’intéressant.

» M. de La Rochaiguë m’offrit son bras, et, au moment où nous quittions la salle, nous avons entendu des éclats de rires universels.

» — Je vois ce que c’est, — dit M. de Ravil, — M. de Mornand écrase sous ses sarcasmes l’imprudent qui avait eu l’audace de vouloir lui poser une question, car, lorsqu’il le veut, ce diable de M. de Mornand a de l’esprit comme un démon.

» Mon tuteur m’ayant proposé de reprendre notre promenade et d’aller jusqu’à l’Observatoire, j’y ai consenti.

» M. de Ravil nous accompagnait.

» — Monsieur le baron, — dit-il à mon tuteur, — avez-vous remarqué madame de Bretigny, qui est sortie presque en même temps que nous ?

» — La femme du ministre ? non, je ne l’avais pas remarquée, — répondit mon tuteur.

» — Je le regrette pour vous, monsieur, car vous eussiez vu l’une des meilleures personnes que l’on puisse rencontrer ; on n’a pas d’idée de l’admirable parti qu’elle sait tirer de sa position de femme de ministre, de tout le bien qu’elle fait, des injustices qu’elle répare, des secours qu’elle obtient… C’est une véritable Providence…

» — Cela ne m’étonne pas, — reprit mon tuteur, — dans une condition pareille à celle de madame de Bretigny, on peut faire tant de bien… car…

» Et s’interrompant, mon tuteur dit vivement à M. de Ravil :

» — Ah ! mon Dieu ! est-ce que ce n’est pas lui, là-bas, dans cette allée retirée ? Tenez… il se promène en regardant les fleurs.

» — Qui cela ? monsieur le baron.

« — M. de Mornand… voyez donc.

» — Si… fait… — répondit M. de Ravil, — c’est lui… c’est bien lui ; il vient oublier son triomphe de tout à l’heure… se délasser de ses grands travaux politiques en s’amusant à regarder des fleurs… Cela ne m’étonne pas, car avec son talent, son génie politique, c’est l’homme le meilleur… le plus simple qu’il y ait au monde… et ses goûts le prouvent bien. Après son admirable succès… que recherche-t-il ? la solitude… et des fleurs.

» — Monsieur de Ravil, vous connaissez M. de Mornand ? — lui demanda mon tuteur.

» — Très peu… je le rencontre dans le monde…

» — Mais enfin, vous le connaissez assez pour l’aborder ?… n’est-ce pas ?

» — Certainement.

» — Eh bien ! allez donc le féliciter sur le succès qu’il vient d’obtenir ; nous vous suivrons, et nous verrons de près ce grand homme. Que dites-vous de notre complot, ma chère pupille ?…

» — Je vous accompagnerai, monsieur ; l’on aime toujours à voir des hommes qui semblent aussi distingués que M. de Mornand.

» Changeant alors la direction de notre marche, et guidés par M. de Ravil, nous sommes bientôt arrivés dans l’allée où se trouvait M. de Mornand ; aux complimens que lui adressa M. de Ravil, et, par occasion, mon tuteur, {{M.|de Mornand répondit avec autant de modestie que de simplicité, m’adressa deux ou trois fois la parole avec une extrême bienveillance, et, après un court entretien, nous laissâmes M. de Mornand à sa promenade solitaire.

» — Quand on pense, — dit M. de Ravil, — qu’avant six mois peut-être cet homme de formes si simples gouvernera la France !

» — Dites donc de formes excellentes, mon cher monsieur de Ravil, — reprit mon tuteur. — M. de Mornand a tout à fait des manières de grand seigneur ; il est à la fois affable… et imposant. Dame !… ce n’est pas un de ces freluquets imbéciles… comme, on en voit tant… qui ne songent qu’à leur cravate et à leurs chevaux.

» — Et ces freluquets-là seront généralement peu appelés à gouverner la France, — reprit M. de Ravil, — je dis gouverner, parce que M. de Mornand n’accepterait pas un ministère en sous-ordre ; il sera chef du cabinet qu’il formera.

» — Eh ! mon Dieu ! — dit M. de La Rochaiguë, — il n’y a pas encore six semaines que l’on parlait de lui dans les journaux comme président d’un nouveau ministère.

» — Dieu le veuille, monsieur le baron ! Dieu le veuille pour le bonheur de la France… pour le repos du monde ! — ajouta d’un ton profondément pénétré M. de Ravil, qui nous quitta bientôt.

» En rentrant avec mon tuteur, je pensais que c’était une bien belle et bien haute position que celle d’un homme qui pouvait, comme M. de Mornand, avoir une si grande influence sur le bonheur de la France, sur la paix de l’Europe et sur le repos du monde.

» Voilà, ma chère maman, dans quelles circonstances j’ai rencontré, pour la première fois, MM. de Macreuse, de Senneterre et de Mornand.

» Telles ont été les suites de ces rencontres. »