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blement de vivacité dans la mesure que battait impatiemment son petit pied.

La polka terminée, Herminie, qui tenait le piano depuis le commencement de la soirée, fut entourée, remerciée, félicitée, et surtout invitée pour une foule de contredanses ; mais elle jeta le désespoir dans l’âme des solliciteurs, en se prétendant boiteuse… pour toute la soirée.

Et il fallut voir… la démarche qu’Herminie se donna pour justifier son affreux mensonge (prémédité du moment où elle avait vu Olivier arriver seul)… Non ! jamais colombe blessée n’a tiré son petit pied rose d’un air plus naturellement souffrant.

Désolés de cet accident, qui les privait du plaisir envié de danser avec la duchesse, les solliciteurs, espérant une compensation, offrirent leur bras à l’intéressante boiteuse ; mais elle eut la cruauté de préférer l’appui de la fille aînée de madame Herbaut, et se rendit avec elle dans la chambre à coucher, pour se reposer et prendre un peu le frais, disait-elle, les fenêtres de cet appartement s’ouvrant sur le jardinet du commandant Bernard.

À peine Herminie avait-elle quitté la salle de bal, donnant le bras à Hortense Herbaut, que mademoiselle de Beaumesnil arriva, accompagnée, de madame Laîné.

La plus riche héritière de France portait une robe de mousseline blanche, bien simple, avec une petite écharpe de soie bleu de ciel ; ses cheveux, en bandeaux, encadraient sa figure douce et triste.

L’entrée de mademoiselle de Beaumesnil resta complètement inaperçue, quoiqu’elle eût lieu pendant l’intervalle qui séparait deux contredanses.

Ernestine n’était pas jolie ; elle n’était pas laide non plus ; aussi ne lui accorda-t-on pas la moindre attention.

Venue pour observer et se rendre compte de l’épreuve qu’elle voulait subir… la jeune fille compara cet accueil au tumultueux empressement… dont elle s’était déjà quelquefois vue entourée à son apparition dans plusieurs assemblées…

Malgré son courage… la pauvre enfant sentit son cœur se serrer… les paroles de M. de Maillefort commençaient à être justifiées par l’événement…

— Dans le monde où j’allais, on savait mon nom, — se dit Ernestine, — et c’était seulement l’héritière que l’on regardait, que l’on entourait… autour de laquelle on s’empressait !


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Madame Laîné conduisait Ernestine auprès de madame Herbaut, lorsque sa fille aînée, qui avait accompagné Herminie dans la chambre à coucher, lui dit, après avoir regardé dans le salon :

— Ma petite duchesse, il faut que je te quitte… je viens de voir entrer une dame de nos amies, qui a écrit ce matin à maman pour lui demander de lui présenter ce soir une jeune personne, sa parente… Elles viennent d’arriver…et tu conçois…

— C’est tout simple, va vite, ma chère Hortense… il faut bien que tu fasses les honneurs de chez toi… — répondit Herminie, peut-être satisfaite de pouvoir rester seule… en ce moment.

Mademoiselle Herbaut alla rejoindre sa mère, qui accueillait avec une simplicité cordiale Ernestine présentée par madame Laîné.

— Je vais vous mettre bientôt au fait de nos habitudes, ma chère demoiselle, — disait madame Herbaut à Ernestine, — les jeunes filles avec les jeunes gens dans la salle où l’on danse… les mamans avec les mamans dans le salon où l’on joue… chacun ainsi s’amuse selon son âge et son goût.

Puis, s’adressant à sa fille aînée :

— Hortense, conduis mademoiselle dans la salle à manger, et vous, ma chère amie, — reprit madame Herbaut, en se tournant vers la gouvernante, — venez vous mettre à cette table de nain-jaune ; je connais votre goût.

Madame Laîné hésitait à se séparer de mademoiselle de Beaumesnil, mais, obéissant à un regard de celle-ci, elle la laissa aux soins de mademoiselle Herbaut, et alla s’établir à une des deux tables de jeu.

Cette présentation s’était passée, nous l’avons dit, dans l’intervalle d’une polka à une contredanse ; la duchesse avait été remplacée au piano par un jeune peintre, très bon musicien, qui, préludant bientôt, convia par ses accords les danseurs à se mettre en place.

Mesdemoiselles Herbaut, en leur qualité de filles de la maison, et fort aimables, fort jolies d’ailleurs, ne pouvaient manquer une contredanse ; bientôt Olivier, portant avec grâce son élégant uniforme, qui eût suffi pour le faire distinguer des autres hommes, lors même que le jeune sous-officier n’eût pas été très remarquable par les agréments de son extérieur, Olivier vint dire à mademoiselle Hortense qui entrait dans la salle à manger avec Ernestine :

— Mademoiselle Hortense… vous n’avez pas oublié que cette contredanse m’appartient ? et nous devons, je crois, prendre nos places.

— Je suis à vous dans l’instant, monsieur Olivier, — répondit mademoiselle Hortense, qui conduisit mademoiselle de Beaumesnil auprès d’une banquette où étaient assises plusieurs autres jeunes filles.

— Je vous demande pardon de vous quitter si tôt, mademoiselle, — dit-elle à Ernestine, — mais je suis engagée pour cette contredanse… veuillez prendre place sur cette banquette, et vous ne manquerez pas, j’en suis sûre, de danseurs.

— Je vous en prié, mademoiselle, — répondit Ernestine, — ne vous occupez pas de moi.

Les accords du piano devinrent de plus en plus pressants, Hortense Herbaut alla rejoindre son danseur, et mademoiselle de Beaumesnil prit place sur la banquette.

De ce moment commençait, à bien dire, l’épreuve que venait courageusement tenter Ernestine ; près d’elle étaient assises cinq ou six jeunes filles, il faut le dire, les moins jolies ou les moins agréables de la réunion, et qui, n’ayant point été engagées d’avance avec empressement, comme les reines du bal, attendaient modestement, ainsi que mademoiselle de Beaumesnil, une invitation au moment de la contredanse…

Soit que les compagnes d’Ernestine fussent plus jolies qu’elle, soit que leur extérieur parût plus attrayant, elle les vit toutes engagées les unes après les autres sans que personne songeât à elle.

Une jeune fille, assez laide il est vrai… partageait le délaissement de mademoiselle de Beaumesnil… lorsque ces mots retentirent :

— Il manque un vis-à-vis… il faut tout de suite un vis-à-vis.

Le danseur dévoué qui voulut bien se charger de remplir cette lacune chorégraphique était le jouvencel aux gants vert-pomme. Ce bon gros garçon de façons vulgaires, voyant de loin deux jeunes filles disponibles, accourut pour inviter l’une d’elles : mais, au lieu de faire son choix sans hésiter, afin d’épargner au moins à celle qui ne lui agréait pas la petite humiliation d’être délaissée après examen, ce Pâris ingénu, dont l’irrésolution ne dura guère, il est vrai, que quelques secondes, se décida pour la voisine de mademoiselle de Beaumesnil… victoire que l’objet de la préférence des gants vert-pomme, dut sans doute aux éclatantes couleurs et aux luxurians appas qui la distinguaient.

Si puérile qu’elle semble peut-être, il serait difficile de rendre l’angoisse étrange, amère, qui brisa le cœur de mademoiselle de Beaumesnil pendant les rapides péripéties de cet incident.

En voyant les autres jeunes filles invitées tour à tour sans que personne fît attention à elle, Ernestine, revenant déjà à sa modestie naturelle, s’était expliqué ces préférences. Cependant, à mesure que le nombre des délaissées diminuait autour d’elle… son anxiété… sa tristesse… augmentaient. Mais lorsque, restée seule avec cette jeune fille laide… dont la laideur n’était pas même compensée par