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peine, j’ignore jusqu’à votre nom, vous ignorez le mien… et nous voici déjà presque aux confidences.

— Mon Dieu… mademoiselle… — dit Ernestine d’un air craintif, presque suppliant, comme si elle eût redouté de voir Herminie revenir par réflexion sur l’intérêt qu’elle lui avait jusqu’alors témoigné, — pourquoi vous étonner de voir naître soudain l’affection et la confiance entre le bienfaiteur et l’obligé ? Rien ne rapproche… laissez-moi dire… ne lie plus vite et davantage… que la compassion d’un côté et que la reconnaissance de l’autre.

— J’ai trop besoin d’être de votre avis, — reprit Herminie, moitié souriant, moitié attendrie, — j’ai trop envie de vous croire… pour ne pas accepter toutes vos raisons…

— Mais ces raisons sont réelles, mademoiselle, — dit Ernestine, encouragée par ce premier succès, et espérant faire partager sa conviction à Herminie. — Et puis enfin… voyez-vous, notre position pareille contribue encore à nous rapprocher l’une de l’autre… Être toutes deux orphelines… c’est presque un lien…

— Oui, — dit la duchesse, en serrant les mains d’Ernestine entre les siennes, — c’est un lien… doublement précieux… pour nous… qui n’en avons plus.

— Ainsi… votre affection… — dit Ernestine en répondant avec bonheur à la cordiale étreinte d’Herminie, — votre affection… vous pourrez un jour me l’accorder ?

— Tout à l’heure, — dit la duchesse, — sans vous connaître, j’ai été touchée de ce que votre position avait de pénible… Maintenant, il me semble que je vous aime… parce que l’on voit que vous avez un bon cœur…

— Oh ! vous ne pouvez savoir tout le bien que me font vos paroles, — dit mademoiselle de Beaumesnil, — je ne serai pas ingrate, je vous le jure… mademoiselle…

Mais se reprenant, elle ajouta :

Mademoiselle ?… non, il me semble que maintenant il me serait difficile de vous appeler ainsi…

— Et il me serait tout aussi difficile de vous répondre sur ce ton cérémonieux, — dit la duchesse — appelez-moi donc Herminie… à condition que je vous appellerai ?…

— Ernestine…

— Ernestine… — dit vivement Herminie en se souvenant que c’était le nom de sa sœur, nom que la comtesse de Beaumesnil avait plusieurs fois prononcé devant la jeune artiste, en lui parlant de cette fille si chérie.

— Vous vous nommez Ernestine ? — reprit Herminie. — Vous parliez tout à l’heure de liens… en voici un de plus.

— Comment cela ?

— Une personne qui m’inspirait le plus respectueux attachement… avait une fille… qui se nommait aussi Ernestine…

— Vous le voyez, Herminie, — dit mademoiselle de Beaumesnil, — combien il y a de raisons pour que nous nous aimions… et, puisque nous voici amies, je vais vous accabler de questions plus indiscrètes les unes que les autres.

— Et moi donc ?… — dit Herminie en souriant.

— D’abord… qu’est-ce que vous faites ? quelle est votre profession, Herminie ?

— Je suis maîtresse de chant et de piano…

— Oh ! que vos écolières doivent être heureuses…que vous devez être bonne pour elles !…

— Pas du tout, mademoiselle… je suis très sévère… — reprit gaîment la duchesse.

— Et vous, Ernestine, que faites-vous ?

— Moi… — reprit mademoiselle de Beaumesnil assez embarrassée, — moi, je brode… et je fais de la tapisserie…

— Et avez-vous au moins suffisamment d’ouvrage, chère enfant ? — lui demanda Herminie avec une sollicitude presque maternelle. — Cette époque de l’année… est la morte saison pour les travaux de ce genre.

— Je suis arrivée depuis très peu de temps de… de province, pour rejoindre ici… ma parente.

Répondit la pauvre Ernestine de plus en plus embarrassée, mais puisant une certaine assurance dans la difficulté même de sa position.

— Aussi, vous concevez, Herminie, — ajouta-t-elle, — que je n’ai pu encore manquer d’ouvrage…

— En tout cas, si vous en manquiez, je pourrais, je l’espère, vous en procurer, ma chère Ernestine.

— Vous ?… et comment cela ?

— J’ai aussi brodé… pour des marchands, parce que… enfin… on peut se dire cela entre amies et entre pauvres gens… Quelquefois mes leçons me manquaient, et la broderie était ma ressource. Aussi, comme on a été très content de mon ouvrage… dans la maison dont je vous parle, maison de broderie très importante, d’ailleurs, j’y ai conservé de bonnes relations ; je suis donc certaine que, recommandée par moi, si peu de travail qu’il y ait à donner… vous l’aurez…

— Mais… puisque vous brodez aussi… vous… Herminie… c’est vous priver d’une ressource en ma faveur… et si vos leçons venaient encore à vous manquer, — dit Ernestine, délicieusement touchée de l’offre généreuse d’Herminie, — comment feriez-vous ?

— Oh ! je n’ai pas que cette ressource-là, — reprit l’orgueilleuse fille, — je grave aussi de la musique… Mais l’important est que vous ayez de l’ouvrage assuré, voyez-vous, Ernestine… Car, hélas !… vous le savez peut-être aussi… pour nous autres comme pour tous ceux qui vivent de leur travail… il ne suffit pas d’avoir bon courage, il faut encore trouver de l’occupation.

— Sans doute… car alors… c’est bien pénible… Et comment faire ?…

Dit tristement Ernestine, en songeant pour la première fois au sort fatal de tant de pauvres jeunes filles, et se disant avec tristesse que sa nouvelle amie devait avoir connu la triste position dont elle lui parlait.

— Oui… c’est pénible, — répondit mélancoliquement Herminie, — se voir à bout de ressources, quelque bon vouloir, quelque courage que l’on ait !… et c’est pour cela que je ferai mon possible pour que vous ignoriez ce chagrin-là, ma pauvre Ernestine… Mais dites-moi, où demeurez-vous ? j’irai vous voir… en allant donner mes leçons… si ce n’est pas trop… trop loin des quartiers où je suis appelée, car malheureusement il faut que je sois très avare de mon temps.

L’embarras de mademoiselle de Beaumesnil arrivait à son comble, embarras encore augmenté par la pénible nécessité d’être obligée de mentir ; pourtant elle reprit en hésitant :

— Ma chère Herminie, je serai bien contente de vous voir chez nous… mais… ma parente…

— Pauvre enfant !… je comprends, — dit vivement Herminie, en venant, sans le savoir, au secours d’Ernestine, — vous n’êtes pas chez vous ? Votre parente… vous le fait durement sentir… peut-être ?

— C’est cela, — dit mademoiselle de Beaumesnil, ravie de cette excuse, — ma parente n’est pas précisément méchante, mais elle est bourrue… — ajouta-t-elle en souriant, — et puis grognon… oh !… mais si grognon… pour tout le monde… que… je craindrais…

— Cela me suffit, — reprit Herminie en riant à son tour, — si elle est grognon… tout est dit… elle n’aura jamais ma visite… Mais alors, Ernestine, il faudra venir me voir quelquefois…quand vous aurez un instant…

— J’allais vous le demander, Herminie… je me fais une joie… une fête de cette visite !…

— Vous verrez… ma petite chambre, comme elle est gentille et coquette, — dit la duchesse ; mais, réfléchissant que peut-être sa nouvelle amie n’était pas si bien logée qu’elle, Herminie se reprit et ajouta :

— Quand je dis que ma chambre est gentille… c’est une façon de parler… elle est toute simple…

Ernestine avait déjà, pour ainsi dire, la clef du cœur et du caractère d’Herminie, aussi lui dit-elle en souriant :

— Herminie… soyez franche.

— À propos de quoi, Ernestine ?

— Votre chambre est charmante… et vous vous êtes reprise… de crainte de me faire de la peine en pensant