Page:Sue - Les misères des enfants trouvés II (1850).djvu/13

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« Je compris qu’il n’y avait plus d’atermoiement possible, et je répondis avec un soupir de résignation :

« — Allons ! Monsieur, je vais partir. Je vous demande seulement le temps d’aller quérir un commissionnaire pour emporter les meubles de défunt mon père, mes volumes de prix et mes couronnes.

« — Vous avez donc arrêté un logement ?

« — Non, Monsieur.

« — Et ce mobilier… ces livres… où allez-vous les faire porter ?

« — Je ne sais pas.

« — Vous m’intéressez vraiment beaucoup, — me dit le successeur de M. Raymond, — et quoique je me soit fait une loi de ne conseiller jamais personne, c’est une trop grave responsabilité, voici ce que je vous propose : vos livres de prix et vos couronnes seraient, comme témoignage et souvenir honorable de vos succès, parfaitement placés dans la bibliothèque de la pension ; cédez-les-moi. Je m’arrangerai aussi du mobilier de M. votre père : il servira au concierge qui le remplace, et, si vous m’en croyez, vous vous logerez en garni ; pour un jeune homme c’est plus commode. Je vais donc vous solder vos volumes à cinq francs pièce, c’est plus que vous n’en trouveriez chez un bouquiniste ; un tapissier voisin va estimer le mobilier : je retiendrai sur ce solde le compte des funérailles de M. votre père, dont voici la petite note acquittée, et je tiendrai le surplus à votre disposition.

« Deux heures après, je sortais de chez le successeur de M. Raymond avec un paquet sous le bras et 720 fr. dans ma poche.

« L’un des plus graves inconvénients de l’éducation que j’avais reçue comme tant d’autres, était celui d’ignorer complétement les premiers rudiments de la vie pratique, de la vie réelle, dans cette condition donnée et malheureusement trop fréquente, d’un homme absolument livré à ses propres ressources, lesquelles ressources se composent de son savoir de brillant humaniste.

« Je disais bien, avec mon divin Sénèque : Bonis externis non confidendum (il ne faut pas compter sur les biens extérieurs). Cela était d’une facile application ; je ne possédais aucun bien : on m’avait encore enseigné à ne jamais me laisser voluptueusement