Page:Sue - Les misères des enfants trouvés II (1850).djvu/21

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lant ce que je savais de la morale du christianisme, m’en montra aussi la vanité… à l’endroit de ma condition présente.

« Cette morale, comme la morale des sages de l’antiquité, prêchait le épris des richesses, la résignation, l’espoir d’une vie meilleure, glorifiait et recommandait, il est vrai, la fraternité humaine, disant aux hommes : — Soyez frères… aimez-vous les uns les autres ! — Hélas !… je ne demandais qu’à être regardé et aimé par quelqu’un comme un frère… qui m’eût dit : — Tu n’as pas d’asile ? tiens… voilà un abri. — Tu as faim ? tiens… mange. — Mais où le trouver, ce frère en Jésus-Christ ? La charité dépend de celui qui peut la faire, et non de celui qui l’implore ; c’est toujours la fameuse maxime du civet, il faut d’abord avoir un lièvre.

« En cela, du moins, la doctrine du suicide me semblait supérieure ; c’était immédiatement pratique, c’était facile et à la portée de tous ; ce n’était pas de ces principes dont la réalisation dépend absolument du bon vouloir ou de la charité d’un tiers, votre délivrance dépendait uniquement, absolument de vous… c’était un moment à passer… et puis… une autre vie. Et ma foi quelle qu’elle fût, elle ne pouvait guère être plus misérable que celle que je voulais quitter ; j’étais donc moralement convaincu ; néanmoins, j’allais toujours devant moi. Ayant à ma gauche ma bonne petite Seine toute prête, toujours prête… là… à ma disposition, je ressentais une espèce de calme, seulement interrompu çà et là par les ardeurs et les défaillances d’une faim de chacal.

« J’avais ainsi gagné les Champs-Élysées ; un bruit de clairons et de cymbales attira malgré moi mon attention ; je tournai la tête, je vis plusieurs théâtres de bateleurs en plein vent.

« Sur l’estrade élevée devant l’un de ces théâtres, un paillasse et son maître faisaient la parade, engageant la foule à entrer dans l’enceinte de toile, surmontée d’un tableau représentant un géant ouvrant une bouche énorme, dans laquelle deux hommes armés de fourchettes longues comme des fourches, jetaient une infinité de dindons rôtis, de saucissons, de pâtés.

« Au-dessous du tableau, on lisait en grandes lettres :