Page:Sue - Les misères des enfants trouvés II (1850).djvu/232

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À chaque instant, pour ainsi dire, Claude Gérard me donnait ainsi un nouvel exemple de sa résignation, remplie cependant de dignité de soi, je le suivis dans sa tournée.

En me rappelant plus tard ce nouvel incident de la journée et en y réfléchissant, j’ai eu la mesure de la considération dont devaient jouir, parmi les populations, ces instituteurs… qui, les moyens matériels leur étant donnés, pourraient cependant, en vingt ans, changer la face d’un pays et créer une génération toute nouvelle, par le seul fait de l’éducation… mais il est sans doute des raisons politiques qui s’opposent à cette grande régénération sociale…

Claude Gérard était généralement aimé, respecté même ; cependant, en raison de son existence misérable et des fonctions accessoires qu’il remplissait, on le mettait au niveau d’un bon berger ou d’un honnête et intelligent garçon de charrue.

Les pauvres gens l’affectionnaient surtout : ce fut avec une cordialité fraternelle que ceux-là nous firent leur modeste offrande, l’un d’une petite mesure de légumes secs, l’autre de quelques fruits ; ailleurs c’était un peu de seigle, ou un boisseau de pommes de terre ; somme toute, nous étions, comparativement, beaucoup moins bien traités par ceux des habitants du village qui avaient quelque aisance, ceux-là éprouvaient contre l’instituteur une sorte de jalousie mêlée de dédain, qui se traduisait par de fréquentes tentatives d’humiliation ; mais l’on n’humiliait pas facilement Claude Gérard.

Quelques petits propriétaires, appartenant à la faction du curé, voyaient d’ailleurs l’école d’un mauvais œil ; ils trouvaient inutile, malséant, dangereux, de répandre l’enseignement dans la populace. — « Si tout le monde savait lire, — disaient ingénument ceux-là, — à quoi distinguerait-on l’enfant d’un homme qui a quelque chose, de l’enfant d’un homme qui n’a rien ? » Aussi ces vaniteux concouraient-ils de tout leur pouvoir municipal à rendre presque impossible l’école de Claude Gérard, le reléguant dans une étable infecte, malsaine, et défendant aux gens qu’ils pouvaient tenir dans quelque dépendance d’envoyer leurs enfants à sa classe. Chez ces superbes personnages, notre collecte fut mince et presque