Page:Sue - Les misères des enfants trouvés II (1850).djvu/330

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Alors, je m’orientai résolûment vers Paris, guidé par l’espèce de nuée lumineuse qui, durant la nuit, semble planer au-dessus de la ville immense ; je marchais d’un pas rapide, me disant avec une détermination farouche :

— Allons au débarcadère du bateau à vapeur, il ne s’agit plus de répugnance ou de crainte ; je me sens résolu à tout… il faudra bien qu’à mon tour je trouve quelque bagage à transporter… j’ai faim !

Oh ! ce fut alors… seulement alors, que je compris tout ce qu’il y avait de sentiments implacables, terribles, dans ces seuls mots : j’ai faim !…

J’arrivai au débarcadère du bateau à vapeur, il faisait grand jour ; plusieurs habitués de la veille étaient déjà rassemblés sur la berge ; j’oubliai le dégoût et l’horreur que j’avais ressentis la veille, à la vue des luttes hideuses de ces misérables se disputant quelques bagages ; je me jetai résolûment au milieu du groupe déguenillé.

À la surprise que causa ma brusque invasion, succéda une irritation violente.

— Qu’est-ce que tu viens faire ici ? — me dit un des plus robustes de la bande.

— Je viens pour transporter les bagages des voyageurs.

— Toi ?

— Moi.

— Je te le défends.

— Oui, oui, nous te le défendons, — répétèrent plusieurs voix menaçantes.

Le sang me monta au visage, toutes sortes d’ardeurs jalouses, haineuses, féroces, s’éveillèrent soudain en moi.

— Vous me défendez de rester là ? — dis-je sourdement, les dents serrées de rage.

— Oui… et sauve-toi, — me dit un de ces misérables, en me repoussant rudement.

Je devins furieux ; saisissant mon adversaire à la gorge, je l’envoyai rouler sur la berge ; un second assaillant eut, je crois, la