Page:Sue - Les misères des enfants trouvés II (1850).djvu/64

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Mais je ne veux pas anticiper sur de poignantes, sur d’horribles révélations ; elles ne viendront que trop tôt, et il me faut du courage pour me rappeler cette époque de ma vie… courage d’autant plus grand, que, grâce à mon commerce ingénu avec le vice, je n’éprouvais alors aucune indignation contre ce qui m’indigne à cette heure.

La Levrasse parti, la mère Major et Poireau, absorbés dans leur amour, Bamboche et Basquine alités, nous restions seuls, l’homme-poisson et moi, pour veiller deux malades et nous occuper du ménage.

Les soins domestiques, tels que cuisine, entretien et surveillance des habits de la troupe, du matériel, etc., avaient été délégués à l’homme-poisson, de par l’autorité de Poireau, qui tranchait du dictateur, je ne sais pourquoi il avait tout d’abord conçu une profonde aversion pour Léonidas Requin, qu’il se plaisait à vexer, à tourmenter, à injurier, à battre avec une opiniâtre et lâche méchanceté ; car Léonidas, malgré son nom héroïque, était le plus inoffensif et le plus craintif des hommes ; mais le digne lauréat universitaire, appelant à son aide la philosophie stoïque et les maximes de son divin Sénèque, supportait tout, endurait tout avec une incroyable résignation.

« — Vois-tu, petit Martin, — me disait cette naïve et bonne créature, — j’ai ici le manger, le coucher, l’abri, les vêtements ; j’ai le loisir de lire mon Sénèque en écumant le pot-au-feu ou en faisant mijoter le ragoût de la mère Major et de ce… (ici Léonidas, baissant la voix, regardait avec inquiétude et effroi de côté et d’autre, de crainte d’être entendu) de ce grand scélérat de Poireau qui m’a pris en grippe… comme autrefois dans ma classe les cancres, m’abhorraient par jalousie de mes succès… mais ça m’est égal, j’y suis fait, et je bénis chaque jour l’habitude que j’ai prise de recevoir toute sorte de horions depuis ma plus tendre enfance ; et puis, vois-tu ? petit Martin, tout n’est pas roses dans la vie, et quand je me souviens qu’après avoir en vain travaillé comme un nègre pendant mon enfance et ma première jeunesse, je suis