Page:Sue - Les misères des enfants trouvés II (1850).djvu/91

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breux et de joies grossières, qu’au bout de six mois, elle me disait d’un air pensif :

— Il me semble que je mourrais d’ennui, si j’étais maintenant forcée de vivre comme autrefois, chez nous… et pourtant, quand j’ai du chagrin, c’est que je pense à mon bon père… à ma pauvre mère… à mes sœurs…

Basquine, en effet, pensa d’abord souvent à sa famille ; puis ces ressouvenirs devinrent moins fréquents : je ne surprenais plus que bien rarement des larmes de regret dans ses grands yeux noirs, devenus tout à coup tristes et rêveurs.

Une fois aussi, je vis Basquine éprouver une sorte de frayeur involontaire et inexplicable.

Elle avait, comme toujours, chanté, dansé avec une grâce extrême dans l’une de nos parades, on la redemandait à grands cris ; elle disparut : on la cherchait partout ; je la trouvai blottie sous notre voiture, au milieu de quelques bottes de fourrage ; elle pleurait à chaudes larmes ; sa figure était pâle, bouleversée.

— Qu’as-tu donc, petite sœur ? — lui dis-je.

— Je ne sais pas… — me répondit-elle d’une voix altérée, — j’ai eu peur.

— Peur !… et de quoi ?…

— De tout le monde qui me rappelait…

— Mais on t’appelait pour te faire fête. Ils trépignaient tous comme des furieux tant ils te trouvaient gentille…

— Eh bien ! j’ai eu aussi grand peur que s’ils m’avaient rappelée pour me faire du mal, et j’ai dit en moi-même, comme, autrefois, maman me le faisait dire chez nous : — Bonne sainte Vierge… mère du bon Dieu, ayez pitié de moi…

Était-ce instinct ? pressentiment de tout ce qu’il devait y avoir de funeste pour elle dans cette carrière où elle entrait ? Je ne sais ; mais, quoique enfant, cette singularité de Basquine me frappa beaucoup.

— De quoi pouvais-tu avoir peur, — lui dis-je, — et pourquoi demander à la bonne Vierge d’avoir pitié de toi ? Tu n’avais jamais mieux flambé[1].

  1. Mieux réussi, en argot de saltimbanque.