Page:Sue - Martin l'enfant trouvé, vol. 5-6.djvu/166

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— Avoue cette petitesse… je t’en avouerai une autre, c’est que moi j’étais superbement fier d’être vu, causant avec un jeune homme aussi élégant que toi ! mais j’avais toujours du guignon, jamais un de mes pairs en souliers lacés ne m’a vu causer avec toi. Parlons sérieusement : nous avons obéi à nos destinées : tu t’es amusé comme un dieu… j’ai rimaillé comme un diable, et nous nous retrouvons, moi avec quelques milliers de vers de plus, toi avec quelques milliers de louis de moins, ce qui égalise nos fortunes… Seulement… moi je suis très-heureux de mon sort ; grâce au travail je vis huit à dix heures par jour au milieu du monde enchanté de l’imagination ; le reste du temps… j’espère… qu’est-ce que je dis ?… je vis dans la certitude de nager un jour ou l’autre, demain peut-être, en plein Pactole, j’en jure par le Styx et par la tête de mes libraires. C’est donc maintenant moi qui suis le riche, l’heureux, le millionnaire, et, pardieu ! je ne te laisserai pas te désespérer ainsi… Ce matin, tu étais feu et flamme, te voilà neige et frimas, pourquoi ? pour une nouvelle qui, fût-elle vraie, se borne à ceci : qu’il se trouve peut-être un obstacle sur ton chemin ! Allons donc, Robert, je ne te reconnais plus…

— Ni moi non plus — reprit le comte avec abattement. — Ah ! le malheur fait douter de tout…

— Avec ces découragements-là — s’écria le poète — sais-tu où l’on va ?…

Puis s’interrompant, il ajouta d’un ton grave et pénétré qui ne lui était pas habituel :

— Écoute, Robert, si je te croyais capable de vivre de très-peu en attendant le moment où, grâce à tes