Page:Sue - Martin l'enfant trouvé, vol. 5-6.djvu/22

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ou épris d’elle, quelle gravité n’acquerraient pas mes deux rencontres avec lui ?

— Ces misérables vous ont volé,… Monsieur ? ― lui dis-je en m’approchant avec précaution, craignant qu’il ne reconnût en moi son voisin de table du cabaret des Trois-Tonneaux.

Il me regarda tout ébahi en se balançant sur ses jambes avinées, et il me répondit avec un nouvel éclat de rire :

— Ils m’ont tout volé… j’avais passé la nuit dans ce taudis… nous étions cinq… ou six… il y avait entre autres… un charbonnier on ne peut plus spirituel… et des… femmes… eh ! des femmes charmantes !… d’un entrain ! Décidément… on ne… s’amuse plus que là.

Et l’inconnu s’attacha à mon bras afin de ne pas tomber.

Je regardais cet homme avec une surprise mêlée de pitié… vus au grand jour, ses traits me paraissaient peut-être encore plus purs, encore plus beaux que la surveille, et quoiqu’il sortît dans doute d’une longue et crapuleuse orgie, sa figure paraissait fraîche, presque reposée, enfin, malgré le désordre de sa chevelure et de ses vêtements, malgré les oscillations de sa démarche, la douceur et l’inflexion de sa voix, l’espèce de distinction de manières qu’il conservait, même au milieu de l’ivresse, trahissaient à chaque instant sa condition élevée.

— Vous devriez retourner chez vous, Monsieur, ― lui dis-je, ― voulez-vous que nous allions à une place de fiacres ?