Page:Sue - Martin l'enfant trouvé, vol. 5-6.djvu/259

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Et comme je regardais fixement Basquine, croyant qu’elle se jouait de ma crédulité, elle reprit d’un ton sardonique :

— Sans doute ces prodigalités étaient folles, mais le duc de Castleby jouissait de près de quatre millions de rentes en terres, et quelqu’un de sa suite me disait plus tard, que bien des fois il avait vu en Irlande, dans les domaines de sa seigneurie, des familles entières de paysans rester nues sur la paille pourrie de leur tanière, pendant que la mère ou une des filles lavait au ruisseau les haillons de ces misérables… Que veux-tu, mon bon Martin, sans ces contrastes, le monde serait d’une désolante platitude…

Ce froid sarcasme, chez cette jeune fille de seize ans, me navrait et m’effrayait à la fois. Basquine continua :

— J’étais donc assise sur un banc à la porte de l’auberge, regardant de tous mes yeux cette file d’équipages qui s’avançaient lentement, lorsque tout-à-coup la première voiture, celle du duc, s’arrêta, d’après l’ordre transmis aux postillons, par un des domestiques placés sur le siège de devant. À travers la glace de la portière de cette voiture, j’aperçus deux petits yeux d’un bleu clair dont je n’oublierai jamais l’expression, attachés opiniâtrement sur moi ; je ne vis que ces deux yeux, car la figure du personnage qui me regardait si obstinément, disparaissait presque entièrement cachée au milieu des fourrures d’une pelisse et d’un bonnet de voyage.

Toutes les voitures s’étaient arrêtées. Au bout de quelques minutes d’attente et de plusieurs allées et venues de la part de différentes personnes de la suite du duc qui, le chapeau à la main, venaient lui parler à la