Page:Sue - Martin l'enfant trouvé, vol. 5-6.djvu/295

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— Si ce malheureux — reprit-elle — avait pu mettre en pratique les excellentes théories qu’il professait sur son art, il se fût fait un nom illustre parmi les grands comédiens de son temps. Le professeur que le milord-duc m’avait donné, était un excellent chanteur et un compositeur remarquable, mais il n’était nullement acteur. La Baguenaudière, au contraire, était assez bon musicien (il remplissait les rôles de bouffe dans l’opéra-comique), surtout comédien consommé. Personne mieux que lui ne connaissait théoriquement les innombrables ressources de son art, depuis les effets du comique le plus franc, jusqu’aux effets dramatiques les plus élevés ; pourquoi cet homme d’une si merveilleuse intelligence, et qui détaillait, analysait également un rôle de Molière, de Racine ou de Corneille, avec une incroyable profondeur de sentiment et d’observation, pourquoi cet homme était-il devenu et resté médiocre chanteur d’opéra ?… C’est une de ces contradictions aussi fréquentes qu’inexplicables ; j’acceptai l’offre de la Baguenaudière ; il fut pour moi dans ses leçons d’une sévérité, d’une dureté presque brutale ; mais dans les moments lucides que lui laissait l’ivresse, il me donna des enseignements qui furent pour moi une véritable révélation… Malheureusement, ces inestimables leçons eurent un terme. De plus en plus dominé par l’ivresse, la Baguenaudière tomba dans un abrutissement qui devint de l’idiotisme ; on fit acte de générosité en le plaçant, je crois, dans un dépôt de mendicité ; plusieurs fois ce malheureux homme m’avait conseillé de me rendre à Paris, et de tâcher de me faire accepter à quelque prix que ce fût, dans un petit théâtre, certain, disait-il, qu’une fois casée, qu’im-