Page:Sue - Martin l'enfant trouvé, vol. 5-6.djvu/298

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à-peu, — c’est que, sans doute, le mauvais génie du vicomte le jette toujours sur ma route… le pousse à m’accabler d’outrages faits pour exalter la vengeance d’une femme jusqu’à la férocité… — s’écria Basquine l’œil étincelant, les narines gonflées, les traits contractés par une expression de ressentiment implacable, — ce n’était pas assez de m’avoir toute petite impitoyablement repoussée, de m’avoir plus tard injuriée, souffletée, il faut encore que le mauvais sort du vicomte l’amène ce soir au théâtre !… car vous ne savez pas vous deux, ce qu’il y a de désespérant pour moi dans ce qui s’est passé ; je ne vous parle pas de l’humiliation à la fois ridicule et atroce que j’ai soufferte… des huées, des insultes dont j’ai été poursuivie ; mais sachez que ce n’est qu’après des efforts de volonté inouïs, après des privations incroyables, que j’étais parvenue à entrer à ce malheureux théâtre ; ne chantant plus dans les rues, j’étais obligée de vivre avec les dix sous par jour que l’on me donnait comme figurante, c’est-à-dire de ne pas manger de pain à ma faim, et de coucher pêle-mêle dans d’horribles repaires, avec ce qu’il y a de plus crapuleux dans Paris.

— Ah ! pour une femme, c’est affreux, — m’écriai-je. — Mon Dieu ! que tu as dû souffrir !

— L’espoir, la conviction de réussir et de me venger un jour me soutenait, — dit Basquine ; — je redoublais de zèle, aussi, chance imprévue pour moi, un directeur de théâtre de province assistait ce soir à la représentation ; s’il eût été satisfait de mon chant et de mon jeu, il m’offrait un engagement de huit cent francs… c’était bien peu… et cependant c’était tout pour moi, car, une fois ce premier pas fait, je me sentais certaine