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épaves



Nos amours sont sans doute infiniment anciennes ;
Nos âmes ont pris corps cent fois.
Mes yeux cherchent les tiens, mes mains cherchent les tiennes,
Et je t’appelle, hélas ! partout sans que tu viennes,
Sans connaître encore ta voix…

Depuis qu’est né l’Amour, j’en ai connu la chaîne,
Le lien caressant, jamais !
À peine, quand l’argile eut pris figure humaine,
Ton âme eut-elle fait de la beauté sa gaine
Que dans l’inconnu je t’aimais.

Par l’espace, au hasard de la cime et du gouffre,
Mon cœur vers toi s’est élancé
Comme la flamme court sur la trace du soufre,
Et, si loin que tu sois, quand tu pleures il souffre,
À ta fortune fiancé.

Car sa chaîne est rivée à ton intime essence :
Les innombrables éléments
Dont ta bouche est pétrie ont depuis ta naissance,
Par une mutuelle et secrète puissance,
Ceux de mes lèvres pour amants.