Page:Sully Prudhomme - Œuvres, Poésies 1878-1879, 1886.djvu/291

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Pour moi, le sang versé, comme une huile épandue,
A, depuis que j’y songe, envahi l’étendue !
La tache grandissant couvre l’azur entier,
Et nul souffle d’avril ne saurait l’essuyer.
Des maux plus grands que moi, que j’ai peine à décrire,
M’obsèdent ; peine étrange et dont on peut sourire !
Mais de tout refléter j’ai le triste pouvoir :
Tout l’abîme descend dans le moindre miroir,
Et tout le bruit des mers tient dans un coquillage.
Est-ce ma faute, hélas ! si ma pitié voyage,
Si je peux réfléchir dans un seul de mes pleurs
Un théâtre infini d’innombrables malheurs,
Si toutes les douleurs de la terre et des mondes
Font tressaillir mon âme en ses cordes profondes ?


Combien plus sagement, avec moins de grandeur,
Exempt de sympathie, affranchi de pudeur,
L’animal se résigne aux fléaux sans refuge !
Des lois d’où sort le mal il ne se fait pas juge :
Instrument et matière à la fois du Destin,
Il tue et meurt, convive et pâture au festin,
Sans chercher qui l’héberge et qui le sacrifie.
Il est heureux ! Son sort, par moments je l’envie ;
Je voudrais imiter ce qui se passe en lui,
Pour connaître, à mon tour, le loisir sans ennui,
Le meurtre sans remords, la volupté sans honte,
Et l’assouvissement sans règlement de compte.
Les loups ne savent point qu’ils passent pour méchants,
Et les moutons, sans peur, broutent l’herbe des champs,