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HISTOIRE DES CANADIENS-FRANÇAIS

le droit d’avoir des juges et des tribunaux. Lorsque la seigneurie des Islets fut érigée en baronnie, sous le nom d’Orsenville, en 1675, Talon reçut, entre autres droits, celui « d’établir prisons, fourches patibulaires à quatre piliers, aussi un pilier à carcans, où ses armoiries seraient empreintes, » mais ce droit de justice a été rarement exercé en aucun temps, et la conquête l’a abrogé ou fait tomber entièrement en désuétude. Au reste, le roi avait défendu, en 1714, d’accorder des seigneuries en justice, parce que cela nuisait au progrès de la colonie[1]. »

Le gouverneur Carleton écrivait au secrétaire d’État, à la date du 12 avril 1768 : « Quelques-uns des privilèges que renferment ces titres de concession semblent, au premier abord, accorder au seigneurs des pouvoirs dangereux ; mais en les considérant plus attentivement, on s’aperçoit qu’ils sont à peu près idéals. Les expressions « haute, moyenne et basse justice, » annoncent beaucoup, et cependant, même sous le gouvernement français, elles étaient accompagnées de tels correctifs qu’elles ne signifiaient à peu près rien à l’avantage du propriétaire ; car, sans compter que ceux-ci ne pouvaient nommer de juge sans l’approbation du gouvernement, il y avait appel de toutes les cours privées aux cours de juridiction royale dans toute matière en litige excédant un écu. Il ne pouvait, conséquemment, en résulter d’abus, et, comme l’entretien de leurs propres juges devint trop onéreux aux seigneurs canadiens, comparativement aux revenus modiques de ceux-ci, ils négligèrent si généralement de profiter de leur prérogative, qu’au temps de la conquête on comptait parmi eux à peine trois cas de ce genre. » Graduellement, de 1679 à 1760, les justices seigneuriales avaient diminué, par suite de l’abandon qu’en faisaient les seigneurs, jusqu’à être réduites au nombre de trois. Elles disparurent totalement avec le nouveau régime.

« Dès qu’un seigneur, accompagné de quelques colons, avait pris possession d’un nouveau territoire, le missionnaire arrivait sur leurs traces pour les encourager et les fortifier, en leur offrant les consolations et les secours de la religion. Tandis que les pères jésuites se dispersaient au loin dans les bois pour évangéliser les tribus sauvages, les prêtres des Missions étrangères exerçaient leur zèle parmi les colons. Tout le système de colonisation de la Nouvelle-France reposait sur deux hommes, le prêtre et le seigneur, qui marchaient côte à côte et se prêtaient généralement un mutuel soutien. Le censitaire, qui était en même temps le paroissien, avait deux points de ralliement : l’église et le manoir, dont les intérêts étaient ordinairement identiques — aussi voit-on que les limites de la seigneurie devenaient presque toujours celles de la paroisse… Chaque automne, vers l’époque de la Saint-Martin, 11 novembre, le seigneur faisait faire la criée à la porte de l’église pour avertir les censitaires de venir payer leurs cens et rentes. On attendait ordinairement pour cela les premiers beaux chemins d’hiver. Le manoir devenait alors un centre d’activité, comme l’est encore aujourd’hui le presbytère du curé, au temps de la rentrée des dîmes. Les habitants arrivaient, soit en carrioles, soit en traînes, emportant avec eux un ou deux chapons, quelques minots de grains ou d’autres effets… Les anciennes redevances ne s’élevaient qu’à deux livres par

  1. Garneau : Histoire du Canada, I, 173-4.