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HISTOIRE DES CANADIENS-FRANÇAIS

quelques expéditeurs qui les transportaient aux Antilles. Restait donc pour les Français trafiquant en ce pays la traite du castor, constamment favorisée, et entretenue dans son abondance par les vastes contrées de l’ouest. C’est là que se portait ce que l’on pourrait appeler le capital français, et déjà il avait à lutter contre celui des Anglais, plus libéralement répandu et beaucoup mieux administré. La situation en était là au moment où les guerres, qui devaient durer si longtemps, allaient faire appel à toutes nos ressources, et placer sur nos épaules un fardeau énorme. Vers 1686 les industries locales produisaient déjà nombre d’ustensiles et d’outils dont la France nous avait toujours pourvus, sans compter les étoffes. Les commerçants se divisaient en deux sections bien distinctes : ceux qui trafiquaient chez les sauvages et ceux qui exploitaient la colonie proprement dite. Les premiers faisaient encore de belles affaires ; les autres étaient réduits à néant ; ainsi le voulait la situation. C’est alors que l’on proposa, pour la partie habitée du pays, un systême de magasin général ou magasin du roi dont la base était, après tout, le monopole et rien que le monopole. Les Français n’ont jamais pu sortir de cette idée étroite qui consiste à favoriser quelques individus au détriment d’une colonie. Pour eux comme pour les Anglais de la même époque, les « plantations » représentaient une source de revenus et l’on ne s’inquiétait pas de ce que pouvaient devenir des pays ainsi exploités. Chez nous la noblesse était pauvre : le roi ne l’aidait pas assez ; pour se mettre en état de la secourir, les autorités prodiguaient les congés de traite, ce qui constituait une opposition directe aux compagnies légalement reconnues. D’un autre côté, le commerce de détail souffrait des restrictions imposées par la déchéance des monnaies de carte aussi bien que par le développement des petites industries locales. Pour remédier à ce malaise il est à peine croyable que l’on ait songé à établir un monopole qui se proposait de payer les produits de la terre en marchandises et non pas en argent. Nous disons se proposait, car le projet ne fut pas exécuté à cette époque ; les guerres survinrent, et le peu de troupes que l’on nous envoya répandit de l’argent chez les cultivateurs. Ainsi se trouva résolue pour le moment une question qui embarrassait fort les administrateurs de la colonie.

Ce magasin du roi paraît avoir été établi vers 1690. À partir de ce moment, les espèces monnayées devinrent de plus en plus rares : tout se payait en marchandises. Le gouverneur se plaignait, en 1695, que le magasin du roi était six fois plus fort qu’aucun de ceux des marchands et que les marchandises prenaient la place de l’argent. On avait proposé de battre cent mille francs, d’un cours autorisé pour le Canada seulement, afin d’empêcher les espèces de retourner en France, mais ce projet resta en portefeuille. En 1694 le ministre alla plus loin : il fit une ordonnance qui réduisit la valeur de l’argent du Canada au taux du royaume. Frontenac répondit que c’était faire rentrer en France le peu qui restait ici et que le mince commerce de la colonie en recevrait une atteinte mortelle, et il ajouta : « Je ne comprends pas comment on m’impute le peu d’économie que l’on apporte dans les dépenses qui se font en ce pays, car pour celles où j’ai part je puis assurer que j’y prends garde de plus près que si l’argent sortait de ma bourse — et pour celles dont je n’ai aucune connaissance, il n’est pas juste de m’en rendre garant. » Ceci reflète sur la conduite de l’intendant qui ordonnait bien