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HISTOIRE DES CANADIENS-FRANÇAIS

liens d’affection pour la France ; leurs relations avec leurs anciens compatriotes n’avaient guère été interrompues depuis la conquête.[1] Plusieurs gentilshommes canadiens, messieurs de Salaberry, de Saint-Luc, de Léry, Baby, de Saint-Ours, mes deux oncles de Lanaudière et autres, parlaient avec enthousiasme de la France, des merveilles de la cour, de la bonté du roi, de la beauté de la reine, et de l’affabilité de toute la famille royale. Monsieur de Salaberry avait vu le dauphin au jardin des Tuileries, dans les bras d’une dame d’honneur, lors de l’ascension que lancèrent les frères Montgolfier… Lorsque mon père recevait son journal à la campagne, les vieux habitants lui demandaient des nouvelles du roi de France, de la reine et de leurs enfants. Pendant la révolution la main du bourreau avait frappé cette malheureuse famille[2] : mon frère et surtout ma mère leur avait souvent fait le récit de leur supplice, des souffrances du jeune dauphin, sous la verge de fer de l’infâme Simon ; et chaque fois tous les habitants secouaient la tête en disant que tout cela était un conte inventé par l’Anglais. C’est une chose assez remarquable que je n’aie jamais entendu un homme du peuple accuser Louis XV des désastres des Canadiens, par suite de l’abandon de la colonie à ses propres ressources. Si quelqu’un jetait le blâme sur le monarque : bah ! bah ! ripostait Jean-Baptiste, c’est la Pompadour qui a vendu le pays à l’Anglais ! et ils se répandaient en reproches contre elle. »

Il va de soi que la noblesse, tant canadienne que française, et ceux qui tenaient à elle par des liens de famille ou d’intérêt, penchaient pour la France. C’était aussi la classe qui pouvait le plus, par ses relations et son habitude de la chose publique, manifester avec une certaine apparence de force les sentiments qui l’animaient. Dans tout cela, rien que de très naturel, mais si l’habitant partageait avec les seigneurs leur admiration pour la France, il est douteux qu’il se sentît prêt à rappeler l’ancien régime. Nous sommes encore comme cela. Il y avait à cette époque, dans le pays, plusieurs citoyens français que « les idées américaines » y avaient sans doute amenés. Ils sympathisaient avec MM. de la Fayette et de Rochambeau et les troupes françaises mises au service de nos voisins. Rien que nous sachions n’était de nature à leur faire aimer l’Angleterre. Mais les affaires de ces messieurs ne nous regardaient pas ! Leur tort a été de vouloir soulever les Canadiens par le « cri français. » Nous n’avions que faire du sentiment français au lendemain d’un abandon si dénaturé et si impolitique de la part de la France, à la suite d’une guerre épouvantable dont nous avions payé les frais et dont toutes les bonnes batailles avaient été gagnées par nous,[3] sans pouvoir faire taire les créatures de la cour et de l’armée qui nous accablaient de mépris.

  1. En 1775 M. de Lotbinière, l’ingénieur qui avait élevé les fortifications de Carillon, était à Paris, d’où on l’envoya à Boston aider les Américains. Le fils de M. de Lotbinière, celui-là même qui fut président de notre chambre d’assemblée, servait au fort Saint-Jean contre les Américains en 1775 et y fut fait prisonnier. M. de Vaudreuil, ancien gouverneur du Canada, qui mourut en 1778, reproche dans ses lettres au jeune de Lotbinière d’avoir embrassé le parti des Anglais.
  2. MM. Picotté de Belestre et François Cazeau se trouvaient à Paris le jour même de l’exécution de Louis XVI.
  3. À la Monongahéla, Oswego, William-Henry, Carillon et à Sainte-Foye, les milices ont, chaque fois, remporté la palme. Aux plaines d’Abraham, la faute de Montcalm a été de ne pas utiliser les Canadiens. Toutefois, Montcalm étant le général en chef, on regarde Oswego, William-Henry et Carillon comme son œuvre, mais on oublie quelle résistance il avait faite aux plans des Canadiens et comme il engagea malgré lui ces luttes glorieuses.