Page:Taine - Histoire de la littérature anglaise, t. 2, 1905.djvu/16

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Shakespeare comme chez les autres, c’est l’imagination du public qui est le machiniste ; il faut qu’elle se prête à tout, remplace tout, accepte pour une reine un jeune garçon qui vient de se faire la barbe, supporte en un acte dix changements de lieu, saute tout d’un coup vingt ans[1] ou cinq cents milles, prenne six figurants pour quarante mille hommes, et se laisse figurer par un roulement de tambour toutes les batailles de César, de Henri V, de Coriolan et de Richard III. Elle fait tout cela, tant elle est surabondante et jeune ! Rappelez-vous votre adolescence ; pour mon compte, les plus grandes émotions que j’ai eues au théâtre m’ont été données par une troupe ambulante de quatre demoiselles qui jouaient le vaudeville et le drame, sur une estrade au fond d’un café ; il est vrai que j’avais onze ans. Pareillement, dans ce théâtre, en ce moment, les âmes sont neuves, prêtes à tout sentir comme le poète à tout oser.


II


Ce ne sont là que les dehors ; tachons d’entrer plus avant, de voir les passions, la tournure d’esprit, l’intérieur des hommes ; c’est cet état intérieur qui suscite et modèle le drame, comme le reste ; les inclinations invisibles sont partout la cause des œuvres visibles, et le dedans fait le dehors. Quels sont-ils, ces bourgeois, ces courtisans, ce public dont le goût façonne le théâtre ? qu’y a-t-il de particulier dans la structure et l’état de leur esprit ? Il faut bien que cet état soit particulier, puisque

  1. Winter’s tale ; Cymbeline ; Julius Cæsar.