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LES MŒURS ET LES CARACTÈRES

I

Il faut dire que le décor est réussi, et que, depuis les fêtes de la Renaissance italienne, on n’en a pas vu de plus magnifique. Suivons la file de voitures qui, de Paris à Versailles, roule incessamment comme un fleuve. Des chevaux qu’on nomme « des enragés » et qu’on nourrit d’une façon particulière[1] y vont et en reviennent en trois heures. Au premier coup d’œil, on se sent dans une ville d’espèce unique, bâtie subitement et tout d’une pièce, comme une médaille d’apparat frappée à un seul exemplaire et tout exprès : sa forme est une chose à part, comme aussi son origine et son usage. Elle a beau compter 80 000 âmes[2], être l’une des plus vastes cités du royaume, elle est remplie, peuplée, occupée par la vie d’un seul homme ; ce n’est qu’une résidence royale, arrangée tout entière pour fournir aux besoins, aux plaisirs, au service, à la garde, à la société, à la représentation du roi. Çà et là, dans les recoins et le pourtour, sont des auberges, des échoppes, des cabarets, des taudis pour les ouvriers, les hommes de peine, pour les derniers soldats, pour la valetaille accessoire ; il faut bien qu’il y ait de ces taudis, puisque la plus belle apothéose ne peut se passer de manœuvres. Mais le reste n’est qu’hôtels et bâtisses somptueuses, façades sculptées, corniches et

  1. Mercier, Tableau de Paris, IX, 3.
  2. Leroi, Histoire de Versailles, II, 21 (70 000 âmes de population fixe, et 10 000 de population flottante, d’après les registres de la mairie).