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Page:Taine - Les Origines de la France contemporaine, t. 1, 1909.djvu/246

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L’ANCIEN RÉGIME


gens viennent se dégrossir. Lord Chesterfield, dans ses lettres, ne se lasse point de le répéter à son fils, et de le pousser dans ces salons qui lui ôteront « sa rouille de Cambridge ». Quand on les a connus, on ne les quitte plus, ou, si on est obligé de les quitter, on les regrette toujours. « Rien n’est comparable[1], dit Voltaire, à la douce vie qu’on y mène, au sein des arts et d’une volupté tranquille et délicate ; des étrangers, des rois ont préféré ce repos si agréablement occupé et si enchanteur à leur patrie et à leur trône… Le cœur s’y amollit et s’y dissout, comme les aromates se fondent doucement à un feu modéré et s’exhalent en parfums délicieux. » Gustave III, battu par les Russes, dit qu’il ira passer ses vieux jours à Paris dans un hôtel sur les boulevards ; et ce n’est pas là une simple politesse ; il se fait envoyer des plans et des devis[2]. Pour être d’un souper, d’une soirée, on fait deux cents lieues. Des amis du prince de Ligne « partaient de Bruxelles après leur déjeuner, arrivaient à l’Opéra de Paris tout juste pour voir lever la toile, et, le spectacle fini, retournaient aussitôt à Bruxelles, courant toute la nuit ». — De ce bonheur tant recherché, nous n’avons plus que des copies informes, et nous en sommes réduits à le reconstruire par raisonnement. Il consiste d’abord dans le plaisir de vivre avec des gens parfaitement polis ; nul plaisir plus pénétrant, plus continu, plus inépuisable. L’amour-propre humain étant infini, des gens d’esprit

  1. Voltaire, Princesse de Babylone.
  2. Gustave III, par Geffroy, II, 37. — Mme Vigée-Lebrun, I, 81.