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LA RÉVOLUTION


leur étalage qu’ils sont princes à leur tour. — « Prends un cheval, c’est la nation qui paye[1] », disaient aux camarades de la rue les sans-culottes de Bordeaux qui, « en cortège magnifique », dans trois berlines à six chevaux, avec une escorte par derrière, par devant et sur les côtés, conduisaient à la Réole Riouffe et deux autres suspects. Le chef de l’escouade qui mène les prisonniers à Paris et qui « les affame tout le long de la route, en spéculant sur eux », est un ex-cuisinier d’Agen, devenu gendarme ; il leur fait faire quarante lieues de plus, « exprès pour sa gloire », afin « que tout Agen puisse le voir disposant des deniers de l’État et enchaînant les citoyens ». À cet effet, dans Agen, « il visite incessamment et sans nécessité la voiture », faisant des signes aux spectateurs, « plus triomphant que s’il eût amené douze Autrichiens faits prisonniers de sa propre main » ; enfin, pour montrer au public assemblé l’importance de sa capture, il fait venir deux maréchaux ferrants et river aux jambes de chaque prisonnier un boulet ramé de quatre-vingts livres[2]. — Plus les sbires se montrent brutaux, plus ils se sentent grands. À Belfort, où, pour un patriote qui vient de

  1. Riouffe, Mémoires d’un détenu, 31.
  2. Ib., 37. « Ces boulets furent apportés avec ostentation et montrés au peuple préalablement. Nos mains attachées, nos corps ceints d’une triple corde lui paraissaient des mesures peu suffisantes ; nous gardâmes, le reste de la route, ces fers tellement pesants que, si la voiture eût penché, nous avions infailliblement la jambe cassée, et si extraordinaires qu’ils étonnèrent, à la Conciergerie de Paris, des guichetiers en place depuis dix-neuf ans. »