Page:Tarsot - Fabliaux et Contes du Moyen Âge 1913.djvu/65

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

tion, je lui parlai de son malheur et voulus savoir depuis quand et comment il lui était arrivé. « Malheur ! s’écria-t-il ; sachez, Sire, que je ne le regarde point comme tel, il s’en faut de beaucoup, et je vous prie même, au contraire, de m’en faire compliment. » Cette façon de penser m’ayant beaucoup étonné, je le fis expliquer ; il parla ainsi : « Depuis que je n’ai plus de jambes, je n’ai plus besoin de bas ni de souliers, et d’abord voilà une épargne et par conséquent un grand avantage ; mais ce n’est pas le seul. Quand je marchais, j’avais toujours à craindre de me heurter contre une pierre, de m’enfoncer une épine dans le pied, de me blesser enfin et d’être obligé de garder le lit sans pouvoir travailler. Maintenant, pierres et cailloux, boue et neige, tout m’est égal. Le chemin serait pavé d’épines que j’y marcherais sans la plus petite inquiétude. Si je trouve un serpent, je peux l’écraser ; si un chien veut me mordre, il ne tient qu’à moi de l’assommer ; si ma femme est méchante, j’ai de quoi la battre ; enfin, me donne-t-on des noix ? mon pied les casse ; suis-je auprès du feu ? mon pied l’attise ; et après sept ou huit ans, quand mes jambes m’ont rendu tous ces services, je suis encore maître de m’en chauffer. » Or, maintenant, mes amis, je vous demande si tant d’avantages ne méritent pas quelque considération, et si vous n’agiriez pas prudemment peut-être de vous faire couper les deux jambes pour avoir le même bonheur que le vilain.