Page:Tassart - Souvenirs sur Guy de Maupassant, 1911.djvu/161

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Son valet de chambre me disait de son côté : « Mais ici, c’est le royaume des cieux descendu sur la terre ; depuis quinze ans que je suis avec M. le baron, je ne l’ai vu aussi longtemps de bonne humeur. »

Ils durent cependant partir et je me disais : « Tout de même, il a de la chance celui-là d’être baron ; c’est sans doute le grand respect dû à son titre qui lui a valu d’être épargné. Comment a-t-il pu rester dix jours ici sans qu’on lui ait fait une seule farce ? » Jamais pareil fait n’avait encore pu être noté dans les annales de la Guillette.

À l’automne suivant, mon maître me prévint qu’il allait avoir à dîner le baron avec quelques personnages marquants de la littérature : « Nous ne serons que quatre, me dit-il ; vous nous ferez un dîner court, mais avec de bonnes petites choses. »

Le jour convenu, le baron arrive en redingote demi-longue, une cravate anglaise pincée dans un anneau d’or mat, orné d’un diamant… Je le fais entrer dans le salon, où mon maître l’attendait ayant à ses côtés, en fait de littérateurs distingués, deux superbes femmes, les deux gaillardes à qui le petit collégien de Condorcet avait si bien tenu tête quelques années auparavant[1]. Je ne pus voir la figure que fit le nabab à la vue de ce tableau ; mais à table, il fut très aimable, il avait eu le temps de se ressaisir, le dîner fut même gai. Ces dames, qui avaient appartenu au théâtre et qui se lançaient aujourd’hui vers la littérature, connaissaient très bien l’Angleterre et, avec leur facilité de langage limpide et leurs expressions choisies d’artistes parisiennes, surent faire ressortir les beautés de la grande île et de ses

  1. Voir chap. III, p 55.