Page:Termier - Marcel Bertrand, 1908.djvu/61

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cuisait. Il faisait beau, invraisemblablement. L’ombre tombait et, avec elle, ce froid soudain et très âpre que connaissent tous les coureurs de montagnes. Marcel Bertrand n’arriva qu’à la nuit close, s’étant égaré en route, ayant mis les pieds dans le torrent et ayant perdu, je ne sais plus comment, toutes ses provisions, et la moitié d’une unique paire de bas de rechange. En revanche, il avait fait des observations intéressantes tout le long du chemin, et, quoique harassé, mouillé et affamé, il était gai, comme jamais depuis lors je ne l’ai vu aussi gai. La soupe dévorée, nous nous mîmes à causer, pendant que les guides préparaient le café ; et, comme nous avions trop froid pour dormir, et qu’il y avait devant nous beaucoup de café et plusieurs paquets de cigarettes, nous prolongeâmes la causerie pendant des heures. Il m’avait intimidé jusqu’alors, et j’avais redouté sa critique et ses épigrammes. Mais, maintenant, c’était bien fini de la timidité et de la crainte. Je le voyais tout entier ; je savais désormais tout ce qu’il pensait sur la terre et sur l’homme, sur la nature et sur Dieu, sur les savants et sur les poètes. Nous découvrîmes que nous avions, littérairement, les mêmes amours ; et nous récitâmes, en alternant, à nos deux guides étonnés, aux rochers noirs qui surplombaient, aux étoiles sans nombre qui brillaient là-haut, des centaines de vers, les plus magnifiques, les plus somptueux que nous connussions. Puis, quand nous eûmes tout dit, comme il fallait bien se reposer un peu, nous nous étendîmes tous quatre sur le sol glacé de la cabane en ruine, serrés les uns contre les autres, nos chapeaux sur les yeux afin de ne pas trop voir les étoiles. Le froid était atroce, et nous n’avions, pour quatre, que deux légers manteaux. Les guides, malgré tout, s’endormirent. Mais Marcel Bertrand parlait toujours, et je crois bien qu’il parla jusqu’à l’aube. Du fond de mon demi-sommeil, je l’entendais déclamer à mi-voix des strophes des Con-