Page:Thackeray - La Foire aux vanites 1.djvu/47

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« C’est bien mal de votre part, monsieur Sedley, de tourmenter ainsi ce pauvre garçon.

— Ma chère amie, répliqua le bonnet de coton, se disposant à défendre sa conduite, Joe a encore plus de vanité que vous n’en avez jamais eu, et vous en aviez déjà beaucoup pour votre part. Ce n’est pas qu’il y a quelque trentaine d’années… vers 1780… ou environ… vous n’ayez eu le droit d’être vaine. Mais je perds patience avec Joe et sa pudeur pleine d’affectation. C’est être plus Joseph que Joseph lui-même. Tout le temps se passe, pour le drôle, à penser à lui ; avec cela qu’il est beau garçon. Je serais bien étonné, madame, si nous n’avions pas quelque affaire avec lui. Il y a ici une petite amie d’Emmy qui lui fait l’amour de fort près, cela crève les yeux. S’il ne tombe pas dans les filets de celle-là, ce sera dans ceux d’une autre. La destinée de cet homme est d’être la pâture d’une femme, comme la mienne est d’aller tous les jours à la Bourse. Et encore, ma chère, nous devrons lui savoir gré de ne pas nous donner pour belle-fille une négresse. Mais, notez bien mes paroles, la première qui lui jette une amorce le fait mordre à l’hameçon.

— Eh bien ! elle partira demain, cette petite intrigante, dit mistress Sedley dans un beau mouvement d’énergie.

— Autant elle qu’une autre, mistress Sedley ; cette jeune fille a la peau blanche, après tout. Peu m’importe quelle femme épousera Joe ; laissons-le suivre ses goûts. »

Les deux interlocuteurs se turent ; à la place de leur voix on n’entendit plus qu’une musique nasale, fort agréable sans doute, mais peu romantique, et, sans les cloches qui sonnaient les heures et le gardien de nuit qui les annonçait, le plus profond silence eût régné dans la maison de John Sedley de Russell-Square.

Quand le matin fut arrivé, la bonne mistress Sedley ne songea plus à exécuter ses projets contre miss Sharp ; car, bien qu’il n’y ait rien au monde de plus douloureux, de plus commun ni de plus excusable que la jalousie maternelle, cependant elle ne pouvait se persuader que cette petite gouvernante si humble, si reconnaissante, si prévenante, osât jeter ses vues sur un personnage aussi considérable que le receveur de Boggley-Vollah. De plus, on avait déjà expédié la demande en prolongation de séjour pour la jeune fille, et il eût été difficile de trouver un prétexte pour la renvoyer si soudainement.