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Par les sentiers pierreux et les branches froissées,
Coupeurs de bois, faucheurs de foin, semeurs de blé,
Ruminant lourdement de confuses pensées,
Marchent, le front courbé sur leur poitrail hâlé.

La besogne des champs est rude et solitaire :
De la blancheur de l’aube à l’obscure lueur
Du soir tombant, il faut se battre avec la terre
Et laisser sur chaque herbe un peu de sa sueur.

Paysans, race antique à la glèbe asservie,
Le soleil cuit vos reins, le froid tord vos genoux ;
Pourtant si l’on pouvait recommencer sa vie,
Frères, je voudrais naître et grandir parmi vous !
 
Pétri de votre sang, nourri dans un village,
Respirant des odeurs d’étable et de fenil,
Et courant en plein air comme un poulain sauvage
Qui se vautre et bondit dans les pousses d’avril,
 
J’aurais en moi peut-être alors assez de sève,
Assez de flamme au cœur et d’énergie au corps
Pour chanter dignement le monde qui s’élève
Et dont vous serez, vous, les maîtres durs et forts.
 
Car votre règne arrive, ô paysans de France ;
Le penseur voit monter vos flots lointains encor,
Comme on voit s’éveiller dans une pleine immense
L’ondulation calme et lente des blés d’or.
 
L’avenir est à vous, car vous vivez sans cesse
Accouplés à la terre, et sur son large sein
Vous buvez à longs traits la force et la jeunesse
Dans un embrassement laborieux et sain.
 
Le vieux monde se meurt. Dans les plus nobles veines
Le sang bleu des aïeux, appauvri, s’est figé,
Et le prestige ancien des races souveraines
Comme un soleil mourant dans l’ombre s’est plongé ;

Mais vous croissez… L’effroi de nombreuses lignées
N’arrête point l’essor de vos mâles amours ;
Pour de nouveaux enfants vos femmes résignées
Voient s’arrondir sans peur leur robustes contours.