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tous les contraires, — voire même une intention de lire Hegel exprimée dans le recueil d’articles : De Hegel aux Cantines du Nord.

Chercher des racines. « Cet homme sincère est bien décidé à ne jamais se parer de sentiments qui, chez lui, ne seraient que des mots, fleurs coupées sur d’autres âmes et qui, dans son propre cœur, ne peuvent prendre de racines profondes »[1]. M. Barrès est resté fidèle à ces directives. Evidemment on peut voir une certaine étroitesse dans le refus (habituel chez lui et dont le Voyage de Sparte fournit l’exemple-type) de sympathiser avec des valeurs intellectuelles qui ne font rien vibrer en lui de profond. Mais s’il perd en sympathie du dehors il gagne en vie présente et directe. S’il ne se livre pas tout entier, il ne livre rien qui ne soit de lui, qui n’aie des racines en lui.

Aussi n’est-ce pas par des opérations logiques, par une dialectique que M. Barrès s’est efforcé de sortir de la contradiction et du « sans racines ». Il s’est confié aux puissances, au courant de l’individualisme juvénile, avec la conscience que cet individualisme comme cette jeunesse n’aurait qu’un temps et le mènerait sûrement quelque part : « Chère vie moderne, si mal à l’aise dans les formules et les préjugés héréditaires, vivons-la avec ardeur, avec clairvoyance aussi, avouons-en toutes les nuances, et que diable ! elle finira bien par dégager d’elle-même une morale et des devoirs nouveaux »[2]. Ici encore nous suivons avec M. Barrès une pente tout à fait commune de la nature humaine. Il est commun que nous appelions précisément morale et devoir cette vie que notre ardeur nous mène à vivre, que notre clairvoyance nous fait analyser et réduire en théories.

Vivre la vie moderne avec ardeur et clairvoyance, c’est ici descendre de la tour alexandrine chez les hommes, les utiliser avec ironie ou amour, voir en les barbares d’abord les adversaires, ensuite les amitiés. Vivre c’est élargir le moi, c’est le nourrir. On ne l’élargit, on ne le nourrit qu’en le répandant hors de lui. Après avoir éprouvé son existence, il l’augmente : « Si je suis passé de la rêverie sur le moi au goût de la psychologie, sociale, c’est par des voyages, par la poésie de l’histoire, c’est surtout par la nécessité de me soustraire au vague mortel et décidément insoutenable de la contemplation nihiliste »[3]. Ce besoin

  1. Toute Licence sauf contre l’Amour, p. 201.
  2. Trois stations, p. 91.
  3. Amori et Dolori sacrum, p. 137.