Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume II.djvu/122

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imaginent, si elles sont riches, Dieu d’après elles-mêmes, installent sous son nom leur figure agrandie ou idéalisée. Sur l’emplacement de toutes les beautés, de toutes les majestés ruinées, la littérature des génies, dont Chateaubriand a donné les magnifiques formules, établit des doubles, des réalités décoratives où subsistent sur un corps de cendre le jeu de leurs lignes épurées. Les esprits de la solitude et de la contemplation s’installent sur une montagne, devant la lande et la mer. Sur l’emplacement d’une ville ruinée se compose son idée historique parfaite et pure qui monte comme la pleine lune, émanée sur l’Orient, d’un transparent crépuscule. L’âme, comme une eau, comble idéalement le vide que la mort a creusé, établit sur lui une atmosphère élyséenne, une vie fluide d’outre-tombe.

Toute cette littérature des génies, et spécialement sous la forme que lui a donnée M. Barrès, tient dans une fine observation de madame Gallant de Saint-Phlin à son fils : « C’est curieux, mon père et mes frères, qui parlaient très bien le patois, n’en tiraient ni vanité ni plaisir. Toi, Henri, tu ne le sais pas, et il te rend heureux et fier[1]. » On étendrait loin cette observation : c’est le militarisme des guerriers civils, c’est l’enthousiasme catholique des incroyants, et je songe un peu à la passion des bergeries à la cour finissante de Versailles. On admire ce qu’on aperçoit du dehors, ce qu’on est dispensé de vivre du dedans. Ainsi nous avons vu M. Barrès se féliciter d’un mode d’existence intelligemment voyageuse qui permet d’écrémer ce qu’une terre comporte d’intéressant et d’émouvant sans participer aux mesquineries et à l’intolérance des petites villes.


« Ce n’est pas la Lorraine, dit Henri Franck, qui a créé Maurice Barrès ; c’est lui qui a créé la Lorraine. Elle n’est rien, au sens où il l’entend, que le beau nom qu’il a donné à son âme : c’est son âme qui est pleine de mirabelles tombées ; c’est elle que traversent les routes romanesques entre les peupliers décoratifs »[2]. Et M. Barrès se faisait dire par la Lorraine : « C’est peut-être en ton âme que moi, Lorraine, je me serai connue le plus complètement »[3]. La Terre et les Morts, tels qu’ils se sont imposés à M. Barrès, ce sont les voix de sa solitude. Dans la Colline Inspirée, il a matérialisé ces voix autour de Léopold Baillard. Mais les voix, sur la terre lorraine, ont de plus anciens titres

  1. L’Appel au Soldat, p. 268.
  2. Henrî Franck, La Danse devant l’Arche, p. 202.
  3. Un homme libre, p. 134.