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deux ordres, sentiment profond et analyse ou doctrine croissent en raison directe l’un de l’autre. M. Barrès a pu connaître dans le boulangisme un état de conscience politique où le sentiment était très fort, la doctrine médiocre ou nulle : la préoccupation de fournir cette doctrine fut même un des soucis principaux de M. Barrès entre 1890 et 1900. Inversement nous trouvons aujourd’hui dans notre atmosphère intellectuelle une doctrine politique monarchiste très forte, celle de M. Maurras, accompagnée, dans l’assentiment de ses partisans (là aussi il y a un trou par en haut), d’un sentiment monarchique assez faible.

Le nationalisme lorrain de M. Barrès est avant tout un sentiment nationaliste. Un Lorrain, homme des marches, peut être Français avec des nuances délicates, plus de conscience, de fraîcheur, de goût qu’un homme des provinces centrales. La qualité de Français est chez lui quelque chose de précaire et de menacé. La Lorraine divisée tragiquement en deux dominations ennemies, vaut pour donner le sens national comme une inscription bilingue pour éclairer la signification d’une langue. Telle est la leçon de la Vallée de la Moselle, moitié française moitié allemande, et c’est ce qui lui fournit dans l’œuvre de M. Barrès une place centrale. Ces Lorrains annexés, « voilà des exilés ! voilà des diminués ! À chaque pas sur ce territoire spolié, Sturel et Saint-Phlin constatent le déracinement de la plante humaine. Un beau travail des siècles a été anéanti[1]. » À côté de ce déracinement sous la cognée allemande, s’accomplit sourdement un déracinement sous l’esprit de Paris. Là, conquête imposée et violente, ici conquête acceptée, même sollicitée, mais celle-ci, pour M. Barrès, vient au secours de l’autre. De la Lorraine se volatilise et se perd, au lycée de Nancy sous l’enseignement de Paul Bouteiller, au lycée de Metz sous les leçons de Frédéric Asmus et de son collègue le Pangermaniste. « Que vaudraient-ils ces admirables patriotes du pays annexé si leur amour pour la France était raciné dans ce terrain universitaire, bon seulement pour qu’il y pousse des fleurs de cosmopolitisme ? Ils resteront autant qu’ils tiendront fort dans le sol et dans l’inconscient[2]. »

Cet inconscient qui formait au Jardin de Bérénice son terreau, M. Barrès l’a éprouvé comme le fondement et la nourriture d’une sensibilité lorraine et nationale, comme le moyen non plus d’un jardin

  1. L’Appel au Soldat, p. 345.
  2. Id., p. 350.