Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume II.djvu/146

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rès toutes les vieilles puissances de l’incantation romantique. J’ai toujours aimé ce dialogue de Royer-Collard et d’un vieux haut fonctionnaire à visage lisse et fleuri qui l’entretenait au cours d’une soirée : « Moi, monsieur, je voudrais mourir subitement, sans le savoir. Et ma femme aussi. N’est-ce pas, Aglaé ? — Monsieur, cela est animal. — Comment ! monsieur, il vous plaît donc de penser à la mort ? — Tous les jours, monsieur. » M. Barrès a fixé sur la mort un œil intelligent et angoissé. Il a pu trouver dans la méditation sur les morts un principe de vie intérieure, mais, dans une vie plus intérieure encore, là où gouttent les sources profondes, cet artifice tombe : « Mes tristesses m’empoisonnent lorsqu’elles ont perdu leur lyrisme[1]. » Tristesses qui se tournent en une volupté lointaine, poisons qui composent les électuaires souverains : « Si l’on veut bien s’assurer de ses sensations, toutes nues, on reconnaîtra que la forme sensible de la vie, c’est la douleur. Pour moi, je connais les heures du jour et les saisons par l’angoisse, la beauté par un délire qui dure autant qu’elle m’enchante, l’histoire par mon désabusement et mes forces par mon usure[2]. » Une vie nerveuse trop rapide, qui accumule jusqu’à le distendre trop de désirs dans un instant, se tourne en douloureuse érosion : le remède est dans un ralentissement du mouvement vital, dans l’abandon aux espaces, dans la docilité fluente à laisser agir sur soi « les grands paysages modelés par l’histoire ». Mais en même temps que la forme sensible de la vie, la douleur en est la forme consciente. Nos sens retiennent ce que leur filet arrête de captif et de souffrant, non ce qui circule de vivant, de souple et d’aisé par leurs mailles. L’extrême sensation se confond avec l’extrême conscience. La douleur en nous brûlant éclaire nos profondeurs. Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé, tu ne me trouverais pas si tu ne m’avais perdu, telles sont les deux voix alternées du même chœur. La mort est donnée comme leur pointe nécessaire à toutes les formes aiguës de la vie.

Et, dans la sensation toute nue, la mort est déjà présente ; c’est à elle que M. Barrès s’arrête volontiers avec une âcreté voluptueuse. « Dans l’amour et dans la volupté, Sturel appréciait la tristesse charnelle qui suit »[3]. Et ce double de lui-même il le peint se détournant de son caprice pour s’enivrer de désillusion.

  1. Le Voyage de Sparte, p. 144.
  2. Les Amitiés Françaises, p. 237.
  3. L’Appel au Soldat, p. 488.