Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume II.djvu/169

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

De l’un à l’autre reflet, de l’un à l’autre plan, un glissement continuel, à l’imitation parfaite d’un feu vivant, entretient comme un mouvement de feuillage dans un arbre, comme une respiration dans une poitrine, l’aisance ingénue et l’alchimie ingénieuse d’un symbolisme fluide. Nul part nous ne satisferons mieux le goût paradoxal des abstractions animées.

Cette campagne électorale dans laquelle Bérénice est prise, elle ne provoque pas chez Philippe le sentiment de l’action, mais celui de l’inquiétude, de la mélancolie, de l’extrême vie intérieure. Toujours le sentiment des arbres verts et des eaux fraîches dans la paperasse des bureaux. Mais enfin Bérénice est destinée précisément à faire participer cette campagne à cette inquiétude, à cette mélancolie, à cette vie intérieure. Ce qui plaît à Philippe dans le paysage d’Aigues-Mortes et dans Bérénice, ce n’est point seulement leur atmosphère fiévreuse, ce sont les attaches par lesquelles cette terre et cette fille prolongent et préparent une continuité historique. Elle est la fleur d’où mûriront les fruits d’une philosophie et d’une politique nationalistes.

On voit en elle le fin crochet par lequel la vie présente se lie à cette continuité, et fait de la continuité. Vers 1892, on parlait beaucoup de la Vie, on rêvait à la Vie comme les enfants à la lune. Nul symbole n’a épousé plus fidèlement que Bérénice le dessin, la coulure de la Vie. Bérénice, dit Philippe à Simon, « ne te parlera que de M. Transe ; elle croit regretter le passé ; simplement dans un effort douloureux elle enfante quelque chose qui sera mieux qu’elle. Par cette tension que lui donnent son chagrin et son regret sans réalité, elle atteint un objet qu’elle n’a pas visé[1]. » C’est cette tension qui se résoud en petites secousses, qui fait de Bérénice Petite-Secousse : ce déclenchement imprévisible qui à tout moment transforme en du nouveau un pathétique sentiment du passé. « Reconnais en moi la petite secousse par où chaque parcelle du monde témoigne l’effort secret de l’inconscient ; où je ne suis pas c’est la mort, j’accompagne partout la vie[2]. » La vie qui s’oppose à la logique, aux cadres, aux spécialités, à tout ce qui tient sous le signe de l’ingénieux opportuniste Charles Martin. « La société entière se transformera bien plus par malaise et sous la poussée des circonstances que par la logique et à la suite de ses apô-

  1. Le Jardin de Bérénice, p. 83.
  2. Id., p. 115.