Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume II.djvu/186

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

son humble naissance est une aristocratie retournée, mais individuelle, viagère, critique, abstraite.

L’abstraction, tel est son domaine, tel est son ordre, c’est d’un monde d’abstractions qu’il a été fait en France missionnaire et prophète. Dînant pour la première fois à la table du baron de Reinach, il y promulgue ces oracles : « La France, c’est l’ensemble des notions que tous les penseurs républicains ont élaborées et qui composent la tradition de notre parti. On est Français autant qu’on les possède dans l’âme… Sans philosophie d’État, pas d’unité nationale réelle[1]. » Dans cette tablée des maîtres cosmopolites, en partie allemands, du régime, ce professeur pauvre apporte une valeur, ce qu’un évêque gaulois apportait aux compagnons de Clovis : un pouvoir spirituel, le pouvoir spirituel descendu d’un ciel abstrait. C’est ce pouvoir spirituel que Bouteiller a exercé avec un succès inégal sur la classe de philosophie du lycée de Nancy et ensuite à la Chambre des Députés.

Les premières pages des Déracinés, le tableau de la classe de philosophie à Nancy, sont un chef-d’œuvre d’intelligence volontaire et nerveuse, un document de premier ordre. M. Barrès dit que les jeunes gens, depuis 1870, font de médiocre rhétorique et de l’excellente philosophie. Cela dépend de ce que l’on entend par philosophie. Un adolescent de dix-sept ans n’est point apte à saisir les grands problèmes de la pensée, mais il est propre à subir une excitation de l’esprit vers l’enthousiasme ou la critique. La psychologie de l’élève de philosophie se trouve déjà bien reconnaissable dans le Phidippide des Nuées. Et l’acte d’accusation de M. Barrès contre Bouteiller rappelle assez exactement les trois chefs d’accusation contre lesquels succomba Socrate en 399. Corrompre la jeunesse, inspirer aux jeunes gens le mépris de leurs pères, introduire de nouveaux dieux. « Déraciner ces enfants, les détacher du sol et du groupe social où tout les relie pour les placer hors de leurs préjugés, dans la raison abstraite, comment cela le gênerait-il, lui qui n’a pas de sol, ni de société, ni pense-t-il, de préjugés ?[2] » Quant aux nouveaux dieux introduits par son enseignement, M. Barrès les voit dans ces divinités germaniques dont le chien Simon, Kobold velu, bon génie du foyer, garde heureusement contre la Fraulein étrangère le jeune Philippe. C’est Kant, de qui Bouteiller et les professeurs de philosophie se sont faits les prophètes.

  1. Les Déracinés, p. 268.
  2. Id., p. 18.