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les rêves pour nous parler d’une vraie vie, à laquelle nous sommes prédestinés, et qu’il nous reste à conquérir[1]. » Aucun personnage des Déracinés n’exprime cette « vraie vie » de M. Barrès. Saint-Phlin et Roemerspacher qui représentent les destinées réussies, sont resserrés dans un horizon précis. L’assemblage de toutes les formes, couleurs, rêves dans les désirs et les fièvres de Sturel aboutit à une grande stérilité, et ce Bonaparte en disponibilité ne conquiert en somme pas grand’chose. Cet assemblage aérien dans un crépuscule, ce beau destin suspendu dans la lumière répondent dans l’espace et l’idéal à ce que figurent par en bas les destinées pesantes, les ténèbres et les cauchemars qui nous menacent d’une vie fantôme et que nous évitons par une chance inespérée. C’est l’ombre inférieure, le trou de choses empoisonnées où sont tombés Racadot, Mouchefrin, Fanfournot. La conférence de Racadot dans les Déracinés exprime grossièrement la géographie de ce monde que développent dans le cerveau de Sturel deux gorgées d’absinthe bues avec Fanfournot. Sturel y reconnaît les Mères de Gœthe, quelque chose d’originel, « de vastes nappes souterraines d’où il voyait l’envers et les racines de notre société ». Il s’y voit participant de l’animalité, né « pour mordre, saisir, déchirer », comme le platane de M. Taine, pour Racadot, ne s’était élevé qu’en tuant plusieurs de ses congénères : « Après une demi-heure de cette stérile clairvoyance, Sturel se ressaisit ; il quitta délibérément ce vaste monde, inhabitable, sans couleurs, où il venait de comprendre les nécessités de toutes choses : il redevint un individu conditionné par ses aïeux, par son milieu, par ses intérêts[2] ».

M. Barrès n’a probablement écrit les Déracinés qu’après avoir médité Balzac, essayé de transposer intelligemment quelques-uns de ses procédés techniques. Mais il n’avait pas besoin de Balzac pour arriver à la même conclusion réaliste et dure : que la carrière ouverte aux talents est fermée à la pauvreté. Les Déracinés sont dédiés à M. Paul Bourget, qui a écrit L’Étape à peu près dans la même voie balzacienne et qui, en vingt ouvrages, a pris son parti de cette puissance nécessaire de l’argent. M. Barrès s’attache fortement à caractériser la nature et l’effort de ses sept Lorrains : « Destinée, devoir, culture, voilà bien les trois termes ou Sturel, Saint-Phlin, Roemerspacher, se devaient résumer. — Suret-Lefort, lui, pensait à paraître ; Racadot et Mouche-

  1. Greco ou le Secret de Tolède, p. 78.
  2. Leurs Figures, p. 179.