Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume II.djvu/206

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tique. Il est le seul qui entre dans le barreau et la politique comme dans une carrière régulière. Les autres ne sont pas seulement déracinés de la terre, mais déracinés a une place, d’un emploi, d’une fonction sociale qu’ils renoncent, malgré Bouteiller, à remplir. La raison qu’en donne M. Barrès a été trouvée tout simplement par l’auteur du culte du moi devant son miroir. « Tous les jeunes Français, déclare-t-il, dans les lycées, sont dressés pour faire des hommes de lettres parisiens. C’est l’affirmation de leur virilité totale, leur premier acte après tant de singeries qui les y préparaient »[1]. Observez que le futur homme « de lettres parisien » est toujours traité (M. Barrès en fut peut-être la preuve) soupçonneusement par les professeurs. Mais retenons simplement ceci : M. Barrès avait indubitablement l’étoffe d’un homme de lettres parisien. Il a transposé cette tendance chez les sept Lorrains qui incarnent ses possibilités. Et puisque ses sept Lorrains paraissent représenter toute la jeunesse française des lycées, il a vu toute cette jeunesse formée pour donner des hommes de lettres. Ce spectre du Brocken, qui paraît s’étendre sur tout un pays, n’est que l’ombre de l’homme qui le voit.

Reproche qui paraît se cumuler chez M. Barrès avec un reproche contraire. D’une part, l’Université ne prépare que des hommes de lettres parisiens, réussis une fois, manqués dix mille fois : elle exagère donc dans le sens de la culture générale, ou, si l’on emploie le terme péjoratif, de la facilité avocassière. D’autre part, elle forme des professionnels, les spécialistes de carrières libérales : Bouteillèr ne conçoit pas autrement l’horoscope qu’il tire de ses élèves, leur indique les services qu’ils auront à rendre, non la manière dont ils développeront leur être intérieur. La supériorité est même considérée au lycée comme une collection de spécialités : « On disait couramment au lycée de Nancy qu’un homme qui serait fort comme le maître de gymnastique, polyglotte comme les maîtres d’allemand et d’anglais, latiniste comme un agrégé, dominerait le monde[2]. » Il semble que M. Barrès voie dans ces deux tendances divergentes un contraste de l’instruction et de l’éducation, d’une instruction qui tend à faire des hommes de culture générale, d’une éducation qui inspire le culte de la connaissance positive et de la capacité technique. Les Déracinés sont évidemment l’œuvre d’un homme étonnamment froissé par l’une et l’autre de ces

  1. Les Déracinés, p. 294.
  2. Id., p. 57.