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INTRODUCTION

l’on veut cet artifice — de la vie littéraire publique qui serait un produit particulier de la culture française si la majesté isolée de Gœthe n’en constituait, comme une montagne à nos horizons intérieurs, le chef-d’oeuvre complet.

Cette ligne de vie nous pouvons la suivre sur trois registres chez M. Barrès, — les trois mêmes registres que nous emploierions avec la même utilité s’il s’agissait de Rousseau, de Gœthe ou de Lamartine, de Benjamin Constant ou de Sainte-Beuve.

L’homme d’abord, dans cette vie publique, dans cette sensibilité directe exprimée par des mots, ordonnée et canalisée en des livres, l’homme qui se raconte, se cherche, s’examine, se modèle, se produit. Mais quel que soit le détail qu’il poursuive dans ses profondeurs et ramène à sa surface, quels que soient la finesse et les détours de la courbe avec laquelle il tend à se décrire et à se circonscrire, toute une part de lui, principalement celle qui flottante dans l’imagination n’en est pas moins liée par des racines à sa sensibilité profonde, répugne, pour des raisons diverses, au direct du je, tend à s’extérioriser, à s’incarner en des personnages détachés et vivants. C’est là le deuxième registre, celui des créations plastiques, des personnages de roman, voire des vivants sympathiques et fraternels, par lesquels tout en sortant de lui il se retrouvera, se connaîtra mieux, fera vivantes des possibilités sacrifiées, se traduira dans un langage plus complexe et s’étoffera d’une plus riche matière. Enfin cette vie intérieure et cette vie extériorisée, cette sensibilité et cette imagination secréteront une sorte de coquille solide et maniable, un ordre de technique littéraire, esthétique, politique, sociale, religieuse, toute cette écorce extérieure qu’aborde de plain-pied la critique : un style, des idées, une doctrine politique, une conception religieuse. C’est le troisième registre, celui qui développe au regard les choses publiques et tend à faire oublier qu’au-dessous de lui les réalités intérieures et sensibles portent tout. Mais un moment vient où les deux premiers ordres sont prisonniers de ce troisième qu’ils ont secrété et construit, où le personnage vivant est mangé par le personnage public, où l’homme c’est le style, où la sensibilité ce sont des idées, où l’ombre et le corps sont, comme dans le conte de Chamisso, dissociés, où tout cela qui se promène, vit, agit, est détaché de l’auteur au point qu’en le rencontrant il lui dirait presque ce que dit La Fontaine à son fils : « Je suis heureux de faire votre connaissance. »

Chez les écrivains dont j’ai parlé pour leur relier M. Barrès, le premier registre est évidemment le principal. Chez un créateur de vie, un Shakespeare, un Racine et un Balzac, le deuxième attire sur lui toute l’attention.