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si durement Taine de l’avoir, en une belle page, installée à Sainte-Odile ? « On n’imagine point de lieu où disconvienne davantage qu’à Sainte-Odile la tradition normalienne, pseudo-hellénique, anticatholique et germanophile. Les événements de 1870 prouvèrent mieux qu’aucune dialectique l’erreur de M. Taine, ou, pour parler net, son insubordination[1]. » Mais si Sainte-Odile représente la romanisation de l’Alsace, l’Iphigénie de Gœthe est simplement placée plus haut dans cette série. Elle figure le genre de cette espèce, l’hellénisation du monde, l’adaptation des mythes grecs. Elle donne un visage à la raison profonde pour laquelle la romanisation de l’Alsace, et de toute terre d’Europe, est un progrès : la vierge de Mycènes, qui abolit en Tauride les sacrifices humains, n’est nulle part mieux à sa place que sur la montagne qui domine ces plaines historiques engraissées de sang. Serait-ce donc de cela que M. Barrès lui sait mauvais gré ?

Des luttes soutenues par tant d’histoire, enrichies de si grandes images, sont propres à former noblement une conscience, un homme. M. Barrès nous a montré dans les Amitiés Françaises un enfant modelé doucement par une conspiration bienfaisante des puissances amies qui veillent sur sa terre. Mais les inimitiés rhénanes sont peut-être, pour faire un homme, plus âpres, plus toniques, plus fécondes. Les Amitiés Françaises paraissent le livre ou la corbeille du jeune héritier comblé. M. Ehrmann est aussi cela : un héritier, — mais combien plus tragiquement ! « Je suis un héritier, je n’ai ni l’envie ni le droit d’abandonner des richesses déjà créées[2]. »

Précisément parce qu’il est empêché de jouir librement de son héritage, il l’aime doublement : « Nous autres, jeunes bourgeois alsaciens, nous avons grandi dans une atmosphère de conspiration, de peur et de haine, et dans la certitude de notre supériorité de race[3]. » C’est ainsi qu’a grandi dans les froissements du collège et dans l’orgueil intérieur le Philippe du Culte du Moi. Comme a fait Philippe pour devenir homme libre, M. Ehrmann doit, pour dégager sa nature française, se construire, se composer méthodiquement, parfois même un peu germaniquement. De là une belle figure humaine, non point certes la plus complexe et la plus fouillée, mais au contraire la plus simple, la plus antiquement nue, la plus digne peut-être de Gœthe,

  1. Au Service de l’Allemagne, p. 57.
  2. Id., p. 64.
  3. Id., p. 71.