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plus lointains, la liberté, l’inspiration. » Et la Chapelle répond : « Je suis la règle, l’autorité, le lien ; je suis un corps de pensées fixes et la cité ordonnée des âmes. » La méthode du Culte du Moi consistait à sentir le plus possible en analysant le plus possible. La conclusion de La Colline Inspirée mènerait à sentir le plus possible en ordonnant le plus possible. « Qu’est-ce qu’un enthousiasme qui demeure une fantaisie individuelle ? Qu’est-ce qu’un ordre qu’aucun enthousiasme ne vient plus animer ? L’église est née de la prairie et s’en nourrit perpétuellement, — pour nous en sauver. »

De sorte que La Colline Inspirée reprend ce couple d’une sensibilité et d’une raison auquel M. Barrès s’est plu à reconnaître bien des visages différents : c’est Philippe et Simon, c’est Bérénice et l’Adversaire, c’est Marina et Claire, c’est Sturel et Rœmerspacher, c’est ici Baillard et le soldat de Rome. Mais dans Léopold Baillard, M. Barrès a donné au mysticisme du prêtre lorrain des fonds solides, rustiques, qui ne permettent pas d’y voir une sensibilité pure et libre. Et les deux éléments ne se rejoignent pas toujours, ne sont point, malgré un art prodigieux, fondus dans la courbe unique de la vie. M. Barrès a très bien marqué dans la famille Baillard, paysans anciennement et fièrement attachés à l’Église, un orgueil fort et clair de solides Lorrains. Il a vu dans Léopold une imagination qui ne sait pas inventer, mais qui sait prendre une suite, être fidèle, qui s’excite, disciplinée, sur ce que l’Église, puis Vintras lui fournissent, un bâtisseur trahi. « Sa passion pour les lieux saints est une concupiscence paysanne de posséder la terre[1]. » Ce mélange de mysticisme et de matérialisme, d’âme et de corps, se trouve à la base non de toute vie religieuse, mais de toute fondation religieuse. Il est le génie même de la fondation, et M. Barrès se plaît à y retrouver une marque lorraine, à voir dans la colline de Sion le « symbole d’une nation où s’allie au bon sens le plus terre à terre l’audace de la grande aventure et l’esprit qui fait les sorciers[2]. » Évidemment M. Barrès, en 1912, n’épouse point la cause de l’hérésiarque. Il est devenu un de ces catholiques du dehors, de ces camériers de cape et d’épée qui forment en France la garde d’honneur de l’Église. Mais le Père Aubry sait bien que personne, malgré les égarements de Léopold, n’a aimé Notre-Dame de Sion d’un plus grand amour que lui, et M. Barrès a donné à cette âme

  1. La Colline Inspirée, p. 39.
  2. Id., p. 6.