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d’Âmes ont la même origine. Ils sont écrits à peu près à la manière dont Charles Démangé composait, avec ses notes sur Rome, le Livre de Désir. Ils servent à grouper des images de voyage, à arrêter sur des figures et sur ces événements la lumière d’un pays, à garder une trace, un portrait littéraire de cet homme nouveau que crée toujours plus ou moins en nous le dépaysement. Le Jardin anime le paysage d’Aigues-Mortes, l’Ennemi Venise et les châteaux du roi de Bavière, Un Amateur Tolède. L’auteur, en faisant de ses personnages des êtres d’exception, se dispense de les faire vivre autrement que dans un monde de symboles exaspérés et raffinés. Les trois romans peuvent se définir l’inscription d’une idée dans un paysage : Bérénice l’idée de la nature passive, populaire, inconsciente prise en ses valeurs les plus délicates, l’Ennemi des Lois l’idée de l’intelligence et du sentiment purs, dont les jeux s’essayent tant aux châteaux de Louis II, à Venise, qu’en le verger symbolique où Velu II fait le centre d’une vie selon la pureté de la nature fraîche ; Un Amateur d’Âmes place dans le paysage le plus nu une âme à l’image de cette ardente nudité, une âme exaltée et tendue, qui veut agir sur des âmes nues, des âmes vraies ; de la volonté nue, comme l’Ennemi était de la sensibilité nue. Partout, dans les trois œuvres, les notes d’un voyage exalté et solitaire sont plaquées sur des caractères artificiels, où M. Barrès s’exerce à dessiner sur un tableau savant des épures de son moi.

Mais de bonne heure M. Barrès a voulu sortir de cette forme d’art qu’il considérait comme provisoire, comme une suite d’écoles. Il s’est connu la capacité de construire quand il le voudrait des romans véritables, solides et vivants. C’est tout de suite après Un Amateur d’Âmes qu’il entreprend le Roman de l’Énergie nationale. Sur une couverture qui date de 1894 ou de 1895 le livre est même annoncé sous ce titre : « Leurs Figures, grand roman populaire sur la vie parlementaire en France ». Avant de se décider pour les trois volumes dont il a formé son roman, M. Barrès avait sans doute hésité, et modifié plusieurs fois son plan. Finalement toute la construction romanesque s’est portée sur la première partie des Déracinés, tandis que Leurs Figures n’a rien à peu près d’un roman véritable. (M. Barrès a même eu l’idée d’écrire sur le panamisme une pièce de théâtre Une Journée parlementaire, d’une simplicité et d’une candeur singulières). Mais dans l’ensemble les origines de l’œuvre ne sont pas douteuses. De sa vie de lycée et de Quartier Latin, de son expérience de journaliste et de directeur de journal, de ses aventures politiques et de sa carrière parlementaire,