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et surtout avec le personnel socialiste aient très vite laissé percer des malentendus et des incompatibilités. Le socialisme, à cette époque, conduit par Millerand, devenait nettement parlementaire et « les hommes de Parlement aiment que les opérations ne soient pas à trop long terme. Cela s’explique par la hâte qu’ils ont de donner leur mesure dans le bref instant de pouvoir que leur laisse l’intrigue des partis »[1]. (Est-ce bien sûr ? Les hommes de Parlement ont au contraire intérêt à ce que les opérations demeurent devant eux comme matière à « parlement », à discours, à programme, à tout ce qui fait leur raison d’être, à tous les sels chimiques de leur salive. Du jour où le parti radical a eu la Séparation derrière lui au lieu de l’avoir devant lui, il en est resté abruti et vidé). Mais surtout le caractère de moins en moins national du socialisme français en dégoûta M. Barrès. En 1898 son comité électoral à Nancy s’appelait encore Comité républicain socialiste nationaliste de Meurthe-et-Moselle. C’était l’année même de l’affaire Dreyfus, qui allait liquider ce mariage de la carpe et du lapin, porter M. Barrès dans le parti conservateur, où il est encore. Il met beaucoup de fantaisie à rattacher cette évolution à celle du politique juif qui misa sur l’impérialisme britannique : « C’est d’un Disraëli que j’ai reçu peut-être ma vue principale, à savoir que, le jour où les démocrates trahissent les intérêts et la véritable tradition du pays, il y a lieu de poursuivre la transformation du parti aristocratique pour lui confier à la fois l’amélioration sociale et les grandes ambitions nationales[2]. » Rappelons, pour donner au lecteur des moyens de mise au point, cette juste indication de Renan à Chincholle au début du Jardin de Bérénice : « Le secret de ce continuel insuccès que nous voyons à beaucoup de politiciens et d’artistes éminents, c’est qu’ils n’ont pas compris cette nécessité. Ils ne furent jamais les réactionnaires de personne : toute leur vie ils s’obstinèrent à marcher à l’avant-garde, comme ils le faisaient à vingt ans[3]. »

Ce que M. Barrès a entendu par l’amélioration sociale, c’est, en général, la protection des intérêts de la petite bourgeoisie. Dans sa phase socialiste il s’est toujours rattaché à ce socialisme français, proudhonien, que les marxistes des deux côtés du Rhin traitent dédaigneusement de petit-bourgeois : socialisme petit-bourgeois, patriote,

  1. De Hegel aux cantines du Nord, p. 44.
  2. Scènes et Doctrines, p. 14.
  3. Le Jardin de Bérénice, p. 12.