Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume II.djvu/324

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matière de vie exquise en qualité, mais limitée en quantité. Née de l’égotisme elle tend par son poids même à y retourner, à se coucher, quand son soir tombe, dans ce lit fait à la mesure de son corps. Le moment vient chez M. Barrès où le développement en profondeur n’est que le beau nom dont il décore la conscience d’une impuissance, la limite qu’il se connaît. Je sais bien que M. Barrès se défend : « On s’exclame sur des richesses, et des beautés, et des puissances du dehors. Nous nous abstenons en connaissance de cause. Affirmation qui choquera fort nos contradicteurs, mais je les prie d’y réfléchir : c’est nous qui sommes les plus délicats comme les plus compréhensifs… Quand je reviens toujours à ma rude Lorraine, croyez-vous donc que j’ignore tant de douceurs, tant de merveilles épandues sur le vaste monde[1]. » Évidemment chacun est le seul maître juste de son hygiène intellectuelle, et Un Homme Libre est ponctué très à propos par les quinquinas et les bromures de Philippe et de Simon. Un Gœthe ou un Chateaubriand s’« abstenaient » beaucoup moins et leurs racines n’en plongeaient pas moins à de grandes profondeurs. « Si je m’en tiens à Corneille, à Racine, ne distinguez-vous point que j’ai subi comme d’autres, et plus peut-être, ce flot de nihilisme et de noirs délires que, par-dessus la Germanie, nous envoie la profonde Asie ? » Si vous les avez « subis » et si vous n’y avez senti que du nihilisme et du noir, vous formulez là une limite de votre sensibilité et non une limite de leur action. D’autres ont pu les accepter, les assimiler et s’en nourrir, en tirer du réalisme et non du nihilisme, des Idées et non de noirs délires. — Ce ne sera ni de la réalité française, ni des idées françaises. — Qu’en savez-vous ? Il y a des estomacs qui digèrent mieux que d’autres. Quatre ans de plein air et aussi de pleine terre ont hélas ! troué bien des peaux, mais ils ont aussi refaits des estomacs et ouvert de beaux appétits. Quand M. Barrès, précisément dans un livre qui s’appelle l’Amitié des Tranchées, écrit : « Il est clair que certains ouvriers français, en adoptant le Marxisme, certains amateurs en se livrant aux rêves wagnériens, d’autres curieux en applaudissant les délires de Nietzsche, ont trahi la cause de la France », je laisse aux marxistes et aux amateurs de musique le soin de répondre en ce qui les concerne, mais, en ce qui concerne Nietzsche, les « curieux » peuvent sourire.

Le peu d’intérêt que présente aujourd’hui à l’intelligence française

  1. Les Amitiés Françaises, p. 257.