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LA FIGURE INDIVIDUELLE

tiés Françaises, c’est pour lui un grand malheur et un grand vice que de subir une discipline que l’on n’a pas choisie, sans qu’il précise s’il s’agit d’un choix individuel ou d’un choix que font pour nous notre être, notre sang, notre vie, nos morts. Les collégiens « sont soumis à une discipline qu’ils n’ont pas choisie : cela est abominable »[1], écrivait-il dans la première préface de Un Homme Libre. Et quinze ans plus tard dans une nouvelle préface au même livre : « Une de mes thèses favorites est de réclamer que l’éducation ne soit pas départie aux enfants sans respect pour leur individualité propre. Je voudrais qu’on respectât leur préparation familiale et terrienne. J’ai dénoncé l’esprit de conquérant et de millénaire d’un Bouteiller… »[2] Quand Saint-Phlin se décide à se marier et dit à Sturel : Imite-moi, — Sturel, choqué, se demande : « Comment ose-t-on ériger en loi sa méthode propre, sa convenance, et proposer à un égal d’abandonner ses buts naturels ? »[3]

Toute saine discipline est donc celle que nous nous donnons à nous-mêmes ou celle qui nous est donnée par une sympathie développée avec nous et vibrant à notre unisson. Malgré les larges concessions que la vie politique l’a conduit à faire à tous les ordres de discipline, M. Barrès ne paraît jamais avoir transigé sur ce principe, jamais avoir livré cette Acropole de l’individualisme. Les Amitiés Françaises complètent, en s’opposant à elles exactement, les cent premières pages des Déracinés. À ce tableau délicieux d’une éducation in hymnis et canticis on trouverait peut-être à redire. On craint devant l’abondance de ces ruisseaux de miel une fadeur à la saint François de Sales ; on voudrait à cet or trop pur l’alliage d’un plus dur métal. Le vrai bénéfice d’une discipline ne s’obtient pas sans contrainte ni froissement, sans tout un ordre lacédémonien que M. Barrès malgré ses enthousiasmes ne paraît point avoir rapporté de Sparte. Il n’a pas médité sur « la Diane dérobée en Tauride par Iphigénie, devant laquelle on fouettait les éphèbes »[4]. Il s’est développé à la suite de Rousseau, — et, en prenant le mot extravaguer dans son meilleur sens, il a écrit sur ses thèmes individualistes, avec l’Ennemi des Lois, une musique exquisement extravagante.

L’Ennemi des Lois se ferme sur une sorte d’Abbaye de Thélème,

  1. Un Homme libre, p. 19.
  2. Id., p. 16.
  3. L’Appel au Soldat, p. 394.
  4. Le Voyage de Sparte, p. 218.