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Pise et Sienne, la déclasse ailleurs et surtout devant l’Orient. Dans ses Notes d’un Voyage en Grèce si paradoxales d’intériorité et de nervosité musicienne, Charles Demange écrivait : « Sur l’Acropole d’Athènes, c’est toujours vers l’Asie que nous retombons… Quand nous disons l’Asie, ce ne sont pas des masses que nous voulons décrire, ni même des paysages singuliers… Mais comme nous n’avons plus assez de noblesse, de goût, pour donner à nos tableaux comme Claude Gelée plus de force émotive par des architectures, nous dégageons de leur grâce l’universalité des choses. » Ainsi M. Barrès garde rancune à la Grèce d’avoir, en son goût de netteté et de pureté plastique, séparé, isolé, desséché l’individu : « En nous léguant un sentiment si hautain de la qualité d’homme, on a atrophié l’imagination que nos ancêtres se faisaient de la vie universelle[1]. » Ce joli chapitre de Du Sang, Amitié pour les Arbres, nous ferait volontiers imaginer un troisième jardin de Bérénice — Bérénice d’Orient — installé autour du platane que Xerxès orna de colliers d’or, un jardin où serait recueilli, comme l’âne et les canards de la villa d’Aigues-Mortes, tout ce qui a été stérilisé, offensé et refoulé par la Grèce. Mais cela le Voyage d’Orient de 1914 nous le donnera peut-être. En est-ce le schème que M. Barrès, vingt ans auparavant, traçait dans ce même morceau de Du Sang ? « Régions où la bête atteignit à l’humanité, conclut ses premiers pactes : le dressage, la culture ! Quel fervent petit livre on en rapporterait, avec des couplets, des rêveries, tout un appel à ces mystérieuses intuitions qui, parfois, nous ramènent si profond vers les lointaines origines de notre Moi ! »[2]

L’Orient lui sert à situer l’imagination indéfinie qu’il préfère aux formes plastiques d’Athènes, aux idées de l’intelligence. « L’intelligence ! quelle petite chose à la surface de nous-mêmes. »[3] « De plus en plus dégoûté des individus, je penche à croire que nous sommes tous des automates »[4]. On comprend que Sturel mêle au parfum oriental d’Astiné Aravian le souvenir des cosmogonies ioniennes que lui développait Bouteiller. Tout cela déborde à la fois avec les molles puissances du mirage oriental.

La tentation constante de l’homme intelligent est d’ailleurs de déclas-

  1. Du Sang, p. 302.
  2. Id., p. 298.
  3. Les Déracinés, p. 315.
  4. Amori et Dolori sacrum, p. 51.