Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume II.djvu/84

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Mais on ne les vit fortement qu’à la condition de les opposer bien plus que de les superposer.

Opposer la vie active et la vie contemplative, c’est, depuis les philosophes grecs, un lieu commun toujours nouveau. « Grande inconséquence de notre éducation française, qu’elle nous donne le goût de l’activité héroïque, la passion du pouvoir et de la gloire, qu’elle l’excite chaque jour par la lecture des belles biographies et par la recherche des cris les plus passionnés, et qu’en même temps elle nous permette de considérer l’univers et la vie sous un angle d’où trois cents millions d’Asiatiques ont conclu au Nirvâna, la Russie au nihilisme et l’Allemagne au pessimisme scientifique ! Cette contradiction ne serait-elle pas le secret essentiel de cette élégante impuissance de nos jeunes bacheliers, que l’on n’a pas comprise et qu’on a appelée décadence ? »[1] Au fond, ce dualisme a toujours été la condition de toute culture européenne supérieure ; — même (et surtout) de notre XVIIe siècle chrétien et français. Il lui donne du tragique. Il plaît ici à M. Barrès de présenter la vie contemplative et la vie active dans leur hyperbole. Mais à la fin du Jardin il leur voit des visages plus simples. Il réfléchit que « dans la vie, les sentiers les plus divers mènent à des culbutes qui se valent ». Sénèque invite Lazare à se demander « si ce lui sera un mode de vie plus abondant en voluptés de partir en Gaule avec Mesdemoiselles ses sœurs pour être fanatique, ou de demeurer à faire de l’ironie et du dilettantisme avec Néron ». Et il estime que certainement « un fanatique (c’est-à-dire un homme qui transporte ses passions intellectuelles dans sa vie) est mieux accueilli par l’opinion que l’égotiste (homme qui réserve ses passions pour les jeux de sa chapelle intime) »[2]. Action et contemplation se rapprochent ici jusqu’à n’être que les deux versants, extérieur et intérieur, des passions intellectuelles : le « fanatique » est celui qui pense passionnément et vit comme il pense ; l’égotiste, qu’il pense passionnément ou non, vit autrement qu’il ne pense. Mais quel que soit le mode de vie que l’on aura choisi, il est inévitable que l’on regrette de l’avoir sacrifié pour l’autre. « A chaque fois que nous-renouvelons notre moi, c’est une part de nous que nous sacrifions, et nous pouvons nous écrier : Qualis artifex pereo ! »[3] « Un sentiment intense, qui, sans raison appa-

  1. Amori et Dolori Sacrum, p. 137.
  2. Le Jardin de Bérénice, p. 107.
  3. Id., p. 109.