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livre délicieux. C’est le livre d’un grand artiste, mais aussi celui d’un papa. « On voit bien, dit M. Barrès, que l’éloquent Bossuet n’a jamais eu de petit garçon dans sa chambre à coucher pour écrire que l’enfance est la vie d’une bête »[1]. Mais le petit garçon à l’heureuse digestion des Amitiés Françaises ne paraît-il point un moniteur de vie spontanée pareil au Velu II de l’Ennemi des Lois ? Ne rêve-t-il pas et ne nous mène-t-il pas, lui aussi en ce verger entouré de hautes futaies où Claire, Marina et André « processionnaient au soleil levant parmi des enfants et des bêtes, sous la direction de Velu II, leur moniteur. Tous ne s’occupaient que de brûler leurs humeurs matinales au grand air »[2]. L’éloquence de Bossuet procède par partis francs, un peu militairement ; mais, enfin, Montaigne et M. Barrès élèvent du même fonds à la fois ironique et sincère tant les bêtes que les enfants au-dessus de l’homme.

Ce naturel, ce spontané, cette note juste dont Antigone, méditée au théâtre de Dionysos, donne à M. Barrès la profonde intuition, toute conception esthétique, longuement mûrie et vivement sentie de la vie humaine y parvient comme à sa branche la plus haute aussi bien qu’à sa racine la plus profonde. Il est toujours dans une grande vie un reposoir, un promenoir, une terrasse d’où elle s’ordonne entièrement et sous un seul coup d’œil comme un paysage terminé. Les anciens avaient coutume de la comparer à une œuvre d’art, statue ou tragédie, ou bien à une production de la nature, olive mûre qui tombe de l’arbre à son heure et selon sa loi. Mais la durée à travers laquelle elle se poursuit nous fournit, dans l’année dont elle est faite, une image plus juste qui nous aide à la figurer à la fois complexe, diverse et sériée. L’homme qui vit, profondément, consciemment, d’un printemps à un printemps, sait que l’espace de cette année enferme en ses quatre saisons l’espace d’une vie que cent années répètent, peuvent diversifier, mais ne transforment pas. Qu’il suffise à la vie d’être ordonnée comme une année, comme un chœur de saisons. « Une belle vie a des saisons. Qu’elle se fane, ce n’est point nécessairement la mort »[3]. M. Barrès a connu au temps du Culte du Moi cette Primavera idéologique, raffinée, tourmentée, sèche et passionnée comme les femmes de Botticelli dans les oliviers florentins. Du Sang, de la Volupté et de la Mort,

  1. Les Amitiés Françaises, p. 68.
  2. L’Ennemi des Lois, p. 209.
  3. Les Amitiés Françaises, p. 239.