Page:Thibaudet - La Poésie de Stéphane Mallarmé.djvu/76

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soupçonnions pas et que son doigt désigne, comme il tend « le nuage précieux flottant sur l’intime gouffre de chaque pensée[1] ». Mais le sens absent de ses phrases, quand à presque tous elles demeurent sibyllines, est de symboliser ce mystère, accessible sous ce biais, dans une ignorance immédiate. Les uns reçoivent en eux, comme une ombre, le mystère qu’ils n’y connaissaient pas, et les seconds teignent de leur obscurité propre les paroles auxquelles ils l’imputent. Ainsi cette église allemande où deux vaisseaux en équerre aboutissent au même chœur.

Les professionnels de la clarté « puisent à quelque encrier sans nuit la vaine couche suffisante d’intelligibilité que lui s’oblige, aussi, à observer, mais pas seule[2] ». L’écriture doit satisfaire à la fois au besoin d’intelligibilité qui est dans l’esprit, à la réalité du mystère qui demeure dans les choses, ne détacher ce qui est présent que sur le sous-entendu d’absences où descendent ses racines et ses raisons d’être. Une monade ne se pose pas seulement par la clarté de ses perceptions conscientes, mais par les ténèbres aussi de toutes les perceptions confuses qui la font vivre de la vie universelle, indéfinie... Mallarmé appelle précieusement l’orange un « emblème de ce désir qui nous fait trouver un goût délicieux à toute clarté[3] ». Ainsi peut-être ne conçoit-il point la clarté comme une solitaire et froide vue de l’esprit lucide, mais comme un délice d’intelligence active : manière aussi de désigner une simple écorce en la netteté superficielle. Les pages les plus parfaites de Mallarmé, l’Après-midi d’un Faune, la Prose pour des Esseintes, le Nénuphar Blanc, révèlent, mieux que telle clarté ordinaire et sèche, sous un feuillage obscur, un poids de pulpe et de lumière.

  1. Divagations, p. 286.
  2. Divagations, p. 285.
  3. Dernière Mode, numéro 8, p. 60.