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Mais les hommes se trompent. Le meilleur de l’homme ne tarde pas à passer dans le sol en qualité d’engrais. Suivant un apparent destin communément appelé nécessité, ils s’emploient, comme il est dit dans un vieux livre, à amasser des trésors que les vers et la rouille gâteront et que les larrons perceront et déroberont[1]. Vie d’insensé, ils s’en apercevront en arrivant au bout, sinon auparavant. On prétend que c’est en jetant des pierres par-dessus leur tête que Deucalion et Pyrrha créèrent les hommes : —

« Inde genus durum sumus, experiensque laborum
Et documenta damus quâ simus origine nati. »

Ou comme Raleigh le rime à sa manière sonore : —

« From thence our kind hard-hearted is, enduring pain and care,
Approving that our bodies of a stony nature are.[2]

Tel est le fruit d’une aveugle obéissance à un oracle qui bafouille, jetant les pierres par-dessus leurs têtes derrière eux, et sans voir où elles tombaient.

En général les hommes, même en ce pays relativement libre, sont tout simplement, par suite d’ignorance et d’erreur, si bien pris par les soucis factices et les travaux inutilement rudes de la vie, que ses fruits plus beaux ne savent être cueillis par eux. Ils ont pour cela, à cause d’un labeur excessif, les doigts trop gourds et trop tremblants. Il faut bien le dire, l’homme laborieux n’a pas le loisir qui convient à une véritable intégrité de chaque jour ; il ne saurait suffire au maintien des plus nobles relations d’homme à homme ; son travail en subirait une dépréciation sur le marché. Il n’a le temps d’être rien autre qu’une machine. Comment saurait se bien rappeler son ignorance chose que son développement réclame-celui qui a si souvent à employer son savoir ? Ce serait pour nous un devoir, parfois, de le nourrir et l’habiller gratuitement, et de le ranimer à l’aide de nos cordiaux, avant d’en juger. Les plus belles qualités de notre nature, comme la fleur sur les fruits, ne se conservent qu’à la faveur du plus délicat toucher. Encore n’usons-nous guère à l’égard de nous-mêmes plus qu’à l’égard les uns des autres de si tendre traitement.

Certains d’entre vous, nous le savons tous, sont pauvres, trouvent la vie dure, ouvrent parfois, pour ainsi dire, la bouche pour respirer. Je ne doute

  1. Matthieu, VI, 19.
  2. « D’où la race au cœur dur, souffrant peine et souci,
    Preuve que de la pierre nos corps ont la nature. »
    Ovide