Page:Thucydide - Œuvres complètes, traduction Buchon, pp001-418, 1850.djvu/213

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déclarer à l’instant, en présence de tous, quels préparatifs les Athéniens ont à décréter. » Nicias répondit malgré lui qu’il délibérerait plus mûrement à tête reposée avec ses collègues ; mais qu’autant qu’il pouvait en juger dans le moment, il ne fallait pas mettre en mer avec moins de cent trirèmes ; que les Athéniens fourniraient, pour le transport des gens de guerre, autant de bàtimens qu’ils jugeraient à propos, et qu’on demanderait le reste aux alliés ; que les hoplites, tant d’Athènes que des villes confédérées, ne devaient pas monter à moins de cinq mille, et que, s’il était possible, on en aurait davantage ; que le reste des préparatifs, tels que des archers d’Athènes et de Crète, des frondeurs, et enfin tout ce qui serait nécessaire, suivrait la même proportion.

XXVI. On ne l’eut pas plus tôt entendu, qu’on décréta que les généraux auraient de pleins pouvoirs, et que, pour ce qui concernait le nombre des troupes et toute l’expédition, ils feraient ce qui leur semblerait être le plus avantageux à l’état. Ensuite commencèrent les apprêts. On dépêcha des ordres aux alliés ; on dressa dans le pays des rôles de soldats. La république venait de se rétablir de la peste et des maux d’une guerre continue ; elle avait acquis une nombreuse jeunesse, et amassé des trésors à la faveur de la suspension d’armes. Tout s’offrait en abondance, et les préparatifs se faisaient.

XXVII. On en était occupé, quand il arriva qu’une nuit la face de la plupart des hermès de pierre qui sont à Athènes fut mutilée[1]. Les hermès sont des figures quarrées, et suivant l’usage du pays, on en voit un grand nombre, soit aux vestibules des maisons particulières, soit dans les lieux sacrés. Personne ne connaissait les coupables ; mais on en fit la recherche, et de grandes récompenses, aux frais du public, furent promises à ceux qui pourraient les découvrir. On décréta même que ceux qui auraient connaissance de quelque autre sacrilège, citoyens, étrangers ou esclaves, eussent à le dénoncer hardiment. On regardait cette affaire comme de la plus grande importance ; elle semblait être d’un mauvais augure pour l’entreprise, et l’on y voyait un complot, dont l’objet était d’amener une révolution, et de détruire le gouvernement populaire.

XXVIII. Des habitans et des valets, sans rien déposer sur les hermès, dénoncèrent que d’autres statues avaient été précédemment mutilées par des jeunes gens dans les transports de la gaîté et dans la chaleur du vin ; et que, dans certaines maisons, on célébrait par dérision les mystères. C’était Alcibiade qu’ils chargeaient. Ses plus grands ennemis saisirent cette accusation. Il les empêchait de se trouver toujours à la tête du peuple, et s’ils pouvaient le chasser, ils comptaient devenir les premiers hommes de l’état. Ils exagéraient le crime, répétant, dans leurs clameurs, que la mutilation des hermès et la profanation des mystères avaient pour objet de renverser la démocratie, et qu’aucun de ces sacrilèges n’avait été commis sans la participation d’Alcibiade. Ils ajoutaient en preuve la licence effrénée de toute sa conduite, qui ne s’accordait pas avec le régime populaire.

XXIX. Alcibiade se défendit aussitôt contre ces inculpations ; il était prêt à se mettre en justice avant son départ, pour répondre aux faits dont on l’accusait, à subir la peine des délits dont il serait trouvé coupable, ou à reprendre le commandement, s’il était absous ; car les préparatifs étaient dès lors terminés. Il protestait contre les accusations qui seraient portées en son absence, et demandait la mort sans délai s’il n’était pas innocent. Il remontrait que le parti le plus prudent était de ne pas laisser sortir à la tête d’une armée si puissante un homme prévenu de tels délits, avant de l’avoir jugé. Mais ses ennemis craignaient que, s’il était mis dès lors en jugement, l’armée n’eût pour lui de la bienveillance, et que le peuple ne montrât de la mollesse et ne voulut le ménager, parce que les Argiens et quelques troupes de Mantinée ne partaient qu’en sa considération. Pour détourner l’objet de sa demande et refroidir le peuple, ils mirent en avant d’autres orateurs. Ceux-ci représentèrent qu’Alcibiade devait mettre en mer sans délai, qu’il ne pouvait différer son départ, et qu’à son retour il serait temps d’ajourner sa cause. Ils avaient en vue de le charger encore davantage, ce qui serait plus aisé dans son absence, et de le rappeler ensuite pour lui faire son procès. Il fut décidé qu’il partirait.

  1. 18 mai.